Le réalisateur Philippe Van Leeuw rend la vie de ses personnages proche de la nôtre.
LE MONDE | | Par Thomas Sotinel
Qu’ont-ils fui ? Ces gens dont on ne sait que faire, qui campent sous les rampes d’accès des autoroutes, qui mendient dans la rue, qu’on se renvoie de pays en pays, qui occupent les médias, qu’est-ce qui les a mis en marche ? Pour répondre à cette question, Philippe Van Leeuw, chef opérateur, se fait une deuxième fois réalisateur, après avoir mis en scène les derniers jours d’une femme tutsi lors du génocide de 1994, dans Le Jour où Dieu est parti en voyage (2009).
Une famille syrienne se veut donc utile, désireux de servir la cause des réfugiés et de ceux qui n’ont pas pu ou pas voulu quitter la Syrie en guerre. De toutes les bonnes intentions, l’efficacité pédagogique est celle qui recouvre la plus grande partie des sols de l’enfer cinématographique. Il peut arriver aussi qu’un film trouve une logique interne qui le porte au-delà de la démonstration, pour se faire la représentation de vies qui deviennent proches des nôtres. C’est ce qui se passe au fil des séquences d’Une famille syrienne, dont le titre était à l’origine Insyriated. Ce jeu de mots anglophone (le réalisateur est belge, les acteurs arabophones) pourrait se traduire par « reclus en Syrie ». On le trouve un peu lourd mais aussi exact en découvrant la famille d’Oum Yazan (Hiam Abbass), qui étouffe dans un appartement cossu de Damas, un matin des premiers mois de la guerre.
Promiscuité et pénurie
Le père de famille est absent (on comprendra qu’il exerce des responsabilités dans l’opposition au régime), il ne reste à la maison que des femmes, des enfants, un vieillard – la famille immédiate – et un jeune couple et leur bébé, des voisins dont l’appartement a été détruit par un obus ou un missile. Les premières séquences mettent en scène la promiscuité, la pénurie (d’eau, d’électricité, de vivres, d’espace), en énumérant un peu trop mécaniquement les mille et une façons qu’a eues la guerre de transformer le summum du luxe bourgeois damascène en un infernal huis clos.
Et puis le jeune homme, qui vient d’arranger l’exil de sa petite famille vers le Liban, quitte l’appartement. Sous les yeux de la domestique sri-lankaise, il est abattu par un sniper et reste inanimé sur le parking. Depuis les fenêtres de l’appartement, on ne voit plus que ses jambes étendues qui dépassent d’un coin de mur.
De ce moment, Une famille syrienne pénètre dans le domaine de la fiction. Delhani (Juliette Navis), la domestique, prévient la matriarche, qui décide de garder le secret. Celui-ci, comme un gaz toxique, se répand, pendant que les menaces autour de l’appartement se font de plus en plus pressantes. On frappe à la porte, on entend des bruits de bottes à l’étage supérieur, celui qu’occupait naguère le jeune couple.
Dans un décor de ruines
Tous ces éléments peuvent s’entendre comme des métaphores plus ou moins appuyées du sort fait aux civils en Syrie. Mais, à ce compte-là, mieux vaut revoir Eau argentée, le documentaire d’Ossama Mohammed. A ceci près que Philippe Van Leeuw a réuni dans son décor de ruines des actrices capables de donner chair à ces avertissements apocalyptiques. Entre Oum Yazan, femme inflexible qui voudrait être la représentante du pouvoir masculin dans ce quasi-gynécée, Halima (l’actrice libanaise Diamand Bou Abboud), la jeune épouse, et l’immigrée venue d’Asie du Sud (pendant que ses patrons invoquent Allah, elle prie devant un autel bouddhiste) se forme un triangle infernal fait de peurs, de ressentiments et d’élans de solidarité.
Quelles que soient les parts respectives de la mise en scène, du scénario et de l’interprétation dans cette mutation, ces trois femmes laissent derrière elles les oripeaux de victimes représentatives pour devenir des personnages à part entière, dont les vies sont façonnées aussi bien par les terribles contraintes de la guerre que par leurs préjugés, leurs désirs et leurs peurs.
Par ailleurs, Philippe Van Leeuw conduit son récit avec beaucoup d’habileté. Il s’agit de ne pas ciller devant l’horreur des situations sans pour autant rendre le spectacle insupportable. C’est une fiction, la vision de la guerre n’est jamais soutenable, souvenons-nous des images atroces d’Eau argentée, souvent tournées par les bourreaux eux-mêmes. C’est une fiction nécessaire si l’on veut établir un rapport d’empathie entre les personnages et les spectateurs, et accomplir la mission que l’on s’était assignée.
Film belge et français de Philippe Van Leeuw, avec Hiam Abbass, Diamand Bou Abboud, Juliette Navis (1 h 26). Sur le Web : www.kmbofilms.com/une-famille-syrienne