« Le Monde Arabe en morceaux » (2ème édition) de Charles Thépaut.
Recension écrite par @PengolinPetit – Août 2021
Est-ce « la fin d’un Monde Arabe » ? C’est la conclusion de l’ouvrage très complet de Charles Thépaut, diplomate français arabisant actuellement détaché au Washington Institute. Les conflits armés, les rivalités religieuses, le sort des minorités mais aussi les ingérences étrangères et les mobilisations locales ont depuis 2011 chamboulé les dynamiques politiques et sociales du pourtour sud et est méditerranéen. Alors, quel nouveau Monde Arabe émerge depuis 2011 ? Sans donner de réponse définitive, Charles Thépaut développe plusieurs niveaux d’analyses, du local aux grand Jeu des nations, de la logique politique autoritaire aux contestations populaires. La force et l’intérêt de ce livre résident dans cette diversité des facteurs explicatifs à travers des données empiriques trop souvent négligées dans les œuvres théoriques généralistes sur le Moyen-Orient. Le piège analytique classique pour aborder la région ANMO étant de privilégier des approches « causalistes ou réductrices » décrites par le chercheur Hamit Bozarslan1. Le Monde Arabe en morceaux évite cette erreur paradigmatique en proposant une approche pluridisciplinaire et en variant l’échelle d’étude pertinemment au fil des pages.
Un exposé généraliste clair et organisé.
Le livre est composé en quatre parties distinctes, chacune traitant de paramètres définissant les régions du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. La première partie est une synthèse historique et culturelle du Monde Arabe avant de procéder à une analyse générale de ses systèmes politiques. La deuxième partie fait un tour d’horizon des Révolutions arabes amorcées en 2011 et se conclue sur un décryptage de la montée en puissance, puis de la défaite de Daech. La courte troisième partie est certainement la plus intéressante en évoquant les principaux aspects socio-politique du Monde Arabe post-2011 à travers les nouveaux moyens des mobilisations populaires arabes. Enfin, la dernière partie est une analyse géopolitique au sens large du terme qui discute notamment du rôle des Etats du Golfe (trop éclipsé dans la littérature française par ailleurs), ainsi que du rôle du facteur religieux dans les tensions régionales. Si l’ouvrage est destiné à un large public voulant découvrir le Monde Arabe ou parfaire ses connaissances, les étudiants y trouveront particulièrement leur compte. Les nombreuses références universitaires et journalistiques en accès libre pour beaucoup permettent de creuser les thèmes abordés par l’auteur. Chaque partie ou sous-partie peut se lire indépendamment permet au lecteur de découper son approche et d’extraire facilement de l’information. On regrettera l’absence d’un index, compensée cependant par un sommaire détaillé. Enfin, la trentaine de pages d’annexes composées de repères historiques, d’une généalogie de l’Islam et des mouvements politiques arabes, de cartes et de concepts clés expliqués est d’une utilité remarquable.
Deux idées-reçues sur le Monde Arabe battues en brèche.
« La Guerre des religions », « Rivalité Sunnite/Chiite » et autres idées reçues ont le vent en poupe dans l’atmosphère médiatique et intellectuelle française. Les débats entre experts (et non-experts !) médiatisés se tiennent majoritairement sur le sujet de l’Islamisme2, éclipsant ainsi la dimension politique, économique et socio-culturelle de l’Orient. Les derniers livres d’universitaires médiatisés par la presse généraliste comme ceux de Gilles Kepel, Hugo Micheron, ou Bernard Rougier ont adopté cette lecture réductrice ou se focalisant sur le seul sujet religieux. Le Monde Arabe en morceaux remet en perspective la question religieuse en ne faisant d’elle qu’un facteur parmi d’autres des causes du « malheur arabe »3. Si l’Islam, l’Islamisme et le Djihadisme sont mentionnés dans chacune des quatre parties du livre, c’est surtout leur place au sein de l’arène politique qui est discutée par l’auteur, au cas par cas. Du Maroc à l’Arabie Saoudite, la place de l’Islam et de la problématique confessionnelle n’est pas la même selon les pays et les époques, ce qui est parfaitement décrypté dans le livre. La question de la « fracture » entre sunnites et chiites est notamment abordé d’un point de vue critique et stratégique, la liant notamment au nucléaire iranien. C. Thépaut insiste sur le caractère de type « prophétie auto-réalisatrice » (p. 221) lorsqu’il évoque cette confessionnalisation du jeu (géo)politique par les pouvoirs en places pour mieux justifier leur autoritarisme, mais aussi de son exploitation narrative par les groupes djihadistes.
«L’Exception arabe » qui aurait vu les pays musulmans échapper à la vague de démocratisation continue depuis la fin de la guerre froide, voire la Seconde Guerre mondiale est également critiquée par le diplomate qu’il perçoit comme un mythe (p. 69). La possible démocratisation du Monde Arabe est souvent décrite comme allant de pair avec la déstabilisation de la région, le système autoritaire étant perçu comme pourvoyeur de stabilité, chère aux Européens4. C. Thépaut réfute l’argument culturaliste confinant les sociétés arabes à une perpétuelle soumission à des pouvoirs autoritaires. Il explique les logiques dictatoriales gouvernant ces sociétés (services de sécurité, capitalisme de connivence, rente religieuse ou géostratégique), mais décrit également les initiatives locales et historiques résistant à ces despotismes. Les courants intellectuels arabes émancipateurs, et évidemment les Révolutions de 2011, ont profondément impacté les méthodes de contestations sociales, évoluant en dehors du champ politique et national (p. 192). Cette analyse par le bas et à échelle humaine est la bienvenue dans un ouvrage généraliste sur le Monde Arabe, contournant le récit « géopolitisant ».
Ces deux idées-reçues sont déconstruites au fil du livre, appuyées par de nombreuses références invitant les plus curieux de se rediriger vers celles-ci. L’ensemble du texte permet au lecteur de se construire une représentation du Monde Arabe nuancée et décomplexée des grilles de lectures géopolitiques ou religieuses essentialisantes.
Un tour d’horizon des pays du monde arabe post-2011
2011 fût une année charnière pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, amorçant des transformations politico-sociales dont les processus furent mis en échec par la résilience autoritaire des régimes (à l’exception de la Tunisie). 2011 constitue ainsi le point de départ du tour d’horizon des pays arabes que Charles Thépaut propose. Chaque pays touché par la vague révolutionnaire de 2011 a droit à un ou plusieurs focus dans des encadrés indépendants sur des sujets divers au fil des chapitres, comme la crise de l’eau en Egypte, l’accaparation économique de la famille Makhlouf en Syrie, un bref résumé historique du Yémen, etc. Le fil rouge reste néanmoins l’évolution des situations nationales depuis 2011 et les révolutions. Les cas Libyens et Syriens sont particulièrement détaillés, mais aussi celui du Yémen, conflit oublié et pourtant dramatique. Le focus critique sur Daech est malheureusement nécessaire. C. Thépaut expose les contradictions religieuses et politiques de l’ancien proto-état et en décrit clairement l’organisation. Le sort de l’Irak et du Liban sont aussi évoqués, les mobilisations de 2019 venant à contretemps des Printemps de 2011.
Le sous-titre du Monde Arabe en Morceaux évoque le « recul américain » au Moyen-Orient. Si la position américaine dans la région est incontestablement moins déterminante depuis son retrait d’Iraq, son refus d’intervenir en Syrie et son engagement en marche arrière en Libye, elle n’en reste pas moins importante dans l’équilibre des rapports de force. L’entrée en lice des russes par la force en Syrie et indirectement en Libye ainsi que le renouement avec les pays du Golf dont les E-U se retirent aussi n’a pas vocation à remplacer le rôle américain. L’auteur rappelle d’ailleurs que la capacité militaire russe n’est pas comparable à celle déployée par les Etats-Unis.
As-shaab yuridt…
« Le Peuple veut » plus d’Etat et moins de régime partout au Moyen-Orient. Pris en étau entre les rivalités d’acteurs régionaux non-arabes (Turquie, Iran, Russie et encore Etats-Unis) et des dictatures dont la violence s’est accrue depuis 2011, les sociétés civiles arabes n’ont pas pour autant renoncer à leur demande de dignité et de participation politique. L’interprétation de la « fin d’un monde arabe » qu’annonce l’auteur reste assez libre. Est-ce la fin de celui dont les sociétés étaient bloquées et autoritaires ?5Ou au contraire, le maintien de pouvoirs toujours plus cyniques et violents ? Paradoxalement, ce sont les puissances globales qui apporteront peut-être les premiers éléments de réponse. La capacité de l’UE à adopter les codes du rapport de force face à la Russie et les dictatures, les ambitions chinoises ainsi que comme l’actualité le rappelle régulièrement, la résolution du conflit Israélo-palestinien (aussi évoqué dans l’ouvrage) seront déterminants pour l’émergence du Nouveau Monde Arabe.
Quelle place pour la Syrie dans Le Monde Arabe en morceaux ?
La Syrie est au cœur du Monde Arabe en morceaux. La guerre internationalisée qui s’y déroule depuis 2012 avec l’implication russo-iranienne dans la répression du régime de la Révolution de 2011 ainsi que la coalition contre Daech ont mis la Syrie au centre de l’échiquier international. Cette géopolitisation du mouvement populaire de 2011 a été opéré au plus grand malheur des syriens souvent rendus invisibles par ces guerres et ingérences étrangères. L’auteur consacre un chapitre à ce processus syrien (et Yéménite, conflit oublié) qui a vu les soulèvements politiques de 2011 éclipsés par ces conflits régionaux. Les chapitres précédents discutent largement du système politique d’Assad et de la contestation nationale syrienne, qui par ailleurs de date pas de 20116. Toujours dans une démarche de déconstruction de certains mythes habitant la région, Charles Thépaut propose notamment une critique du pouvoir «chiite » syrien et de son alliance avec l’Iran. Cependant, l’optimisme a peu de place pour le futur proche de la Syrie. Le coût de la reconstruction humaine et matérielle, les blocages (géo)politiques et le traumatisme de la répression laissent le diplomate plutôt pessimiste quant au futur de la Syrie : « La Société syrienne mettra énormément de temps à se relever » (p.231). En bon diplomate, il n’entrevoit qu’une solution internationale à la transition vers une société bloquée, dont aucune perspective ne laisse entrevoir cette possibilité devenir réalité aujourd’hui.
Si ce livre n’est pas adressé aux spécialistes de la Syrie, il permet de résumer son environnement immédiat et dans quelles dynamiques sociales, politiques et stratégiques le « pays de Shâm » se trouve. Ces dynamiques ne sont pas bonnes pour les syriens, qui depuis la parution de l’ouvrage, se sont encore plus enfoncés dans une crise économique et alimentaire désastreuse. On y trouvera malgré tout quelques notes d’espoir avec les initiatives locales et le prolongement de la demande de dignité des arabes.
Recension écrite par @PengolinPetit – Août 2021
1 Hamit Bozarslan, Sociologie Politique du Moyen-Orient, La Découverte, 2011
2 L. Daykhli, L’Islamologie est un sport de combat : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01325340/document
3 Samir Kassir : Considérations sur le malheur arabe (Sindbad), 2004
4 The EU, External Actors, and the Arabellions: Much Ado About (Almost) Nothing, Tanja A. Börzel , Thomas Risse & Assem Dandashly, 2014 dans The Journal of European Integration.
5 Philippe Droz-Vincent: Moyen-Orient: pouvoirs autoritaires, sociétés bloquées, PUF, 2004.
6 Voir à ce sujet la théorie de « dépendance au sentier » (path dependency) dans «Introduction aux mondes arabes en (r)évolution » d’Amin Allal Marie Vannetzel Assia Boutaleb, De Boeck, 2019.
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