Syrie – Fiche lecture : Jihad Academy de Nicolas Hénin

Par Fred Breton

Couverture de Jihad Academy
Par Nicolas Hénin – Ed Fayard

Titre : Jihad Academy. Nos erreurs face à l’Etat islamique.

Auteur(s) : Nicolas Hénin.

Editeur : Fayard. 2015. 252 pages.

En 252 pages, Nicolas Hénin nous ouvre une porte sur ce qui constitue l’ADN du régime autoritaire mis en place par Hafez Al-Assad en 1970, son rôle dans l’émergence puis la croissance des groupes dits dijhadistes en Syrie et Irak. Il donne également au lecteur les bases de la compréhension de ce qui fit le succès de l’État Islamique avant même sa mise en lumière médiatique. Avec une lucidité implacable, et argumentée, il démontre la responsabilité écrasante que porte l’Occident dans l’alimentation du brasier qui a ruiné l’Irak et dévore aujourd’hui la Syrie. Le livre datant de 2015, les pistes de solutions qu’il évoquait alors pour juguler ces incendies, si elles avaient quelque chance d’aboutir, paraissent encore plus inaccessibles aujourd’hui.

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A proprement parler, le livre de Nicolas Hénin n’a pas pour objectif de traiter de la Syrie et de sa situation depuis 2011. Toutefois il consacre près de la moitié des chapitres à décrire les liens qui relient le régime des Assad à la montée en puissance de la mécanique djihadiste au Moyen-Orient dans laquelle le système mis en place par Hafez en 1970 porte une responsabilité indéniable. Ce livre constitue donc une excellente introduction à la situation actuelle en Syrie autant qu’à la compréhension de l’émergence et de la croissance de l’État Islamique. Par ailleurs, le format des livres de Nicolas Hénin est toujours très intéressant car ils sont assez courts, écrits dans un style journalistique très fluide et dynamique. De plus, ils s’enrichissent de citations et d’apports d’entretiens avec divers acteurs essentiels sur le sujet traité.

Pour commencer, à travers ce qu’il appelle le « Marketing de la laïcité », Nicolas Hénin montre que le système de survie du régime autoritaire des Assad est construit sur une image de laïcité et de dernier rempart des minorités face aux barbaries confessionnelles, et notamment « Islamistes ». Ce mantra, répété à outrance, trouve un écho favorable dans l’ensemble de la classe politique occidentale, et n’est pas circonscrit au seul camp de l’extrême-droite, souvent intimement liée aux Assad. Or, les exemples concrets livrés dans l’ouvrage démontrent que les Assad ont éminemment joué la carte confessionnelle pour mieux diviser la société syrienne et que l’appartenance à une minorité religieuse ou ethnique ne protège en rien lorsque le Régime se sent menacé.

Bachar al-Assad par Carlos Latuff
[Public domain], via Wikimedia Commons

Le second argument de vente des Assad réside dans la carte de la « lutte contre le Djihadisme », idée également bien ancrée dans l’imaginaire occidental que Nicolas Hénin démonte méthodiquement. Les Assad, et encore plus Bachar, ont toujours joué un jeu qui mêle répression féroce en interne des mouvements « islamistes » et leur manipulation autant en interne qu’en externe avec un point d’orgue en 2003 lors de l’invasion américaine de l’Irak. Bachar Al-Assad a complaisamment laissé s’installer une véritable autoroute du Djihad entre la Syrie et l’Irak, évacuant ainsi à peu de frais des combattants présents sur le sol syrien vers son voisin irakien où ils allaient combattre l’ennemi américain. Plus tard,en 2011 et dès les 1ers mois de la révolution pacifique en Syrie, il a ouvert en grand les portes de ses prisons aux prisonniers djihadiste leur fournissant également un soutien logistique à l’organisation de faction armées, posant ainsi les bases de la légende d’une insurrection islamiste. La montée en puissance des groupes comme al-Nosra ou l’Etat islamique trouve sa source dans cette manipulation de Bachar al-Assad.

En troisième point, Nicolas Hénin explore les aspects financiers et économiques liés à la montée en puissance des forces djihadistes. Le régime des Assad est un système clanique basé sur l’alimentation permanente en argent capté grâce à une confiscation de tous les moyens de production. Banques, industries, téléphonie etc.. sont sous la domination sans partage de Rami Makhlouf, le cousin de Bachar. La révolution de 2011 a fait sortir de sa coupe des pans entiers de territoires et privé le régime de sources importantes de devises. Celui-ci s’est de fait vu mis en difficulté face au paiement des salaires de ses milices qu’il a alors autorisé a se « payer sur la bête ». Une économie de guerre s’est rapidement mise en place avec l’appui de puissances extérieures (Iran pour le régime, Pays du Golfe pour certains groupes d’opposition) et a bénéficié aux groupes armés. L’Etat islamique a su parfaitement tirer parti de cette économie du chaos et a même parfois noué des relations commerciales avec le régime des Assad, notamment pour une alimentation en pétrole.

En reportage à Kafr Anbel (Kafranbel), un village rebelle qui s’est fait connaître pour ses dessins et maximes humoristiques, Nicolas Hénin constate combien l’abandon des révolutionnaires par la communauté internationale est vécu comme le silence du monde face aux souffrances des syriens. Et cet abandon fait le jeu des groupes islamistes, mieux armés et financés, qui apparaissent dès lors comme le dernier recours face à la répression du régime. Dans une logique de « prophétie auto-réalisatrice », cet abandon donne ainsi raison aux prophètes qui se refusaient à soutenir les groupes rebelles pour éviter de favoriser les groupes islamistes et faire le lit du terrorisme. C’est sur ce terreau fertile de la rancœur, et en jouant habilement des contextes tribaux régionaux, que l’Etat islamique prospérera en toute quiétude.

A destroyed part of Raqqa.
1er août 2017 (Mahmoud Bali (VOA))

 

Une fois posées les bases du régime des Assad et exposées certaines des raisons de la montée en puissance des Djihadistes, Nicolas Hénin remet en perspective la masse des atrocités commises par Assad et ses alliés au regard de celles, plus réduites, de l’Etat islamique mais qui ont fortement marquées et émues l’opinion publique occidentale. Cette forme de deux poids, deux mesures est parfaitement perceptible par les victimes de la barbarie répressive en Syrie et augmente également le ressentiment à l’égard de l’Occident.

Plus brièvement, Nicolas Hénin se tourne vers les sources irakiennes de l’Etat islamique qui remontent à l’invasion américaine de 2003. L’ignorance des réalités sociales et confessionnelles de l’Irak a amené les américains à prendre des mesures dramatiques qui ont profondément fracturé le pays. Entre autres, la « dé-baassification » brutale a fait descendre l’Irak aux enfers. Profitant de cette ouverture, Abou Moussab al-Zarquaoui va cibler les chiites et attiser les incendies confessionnels. Malgré de relatifs succès en contre-insurrection,basé sur l’utilisation des « sahwa », le départ des américains va ouvrir la voie à un nouvel autoritarisme et une marginalisation des sunnites opérée par le 1er ministre al-Maliki. Surfant alors sur la rancœur et le désordre, opposé à une armée déstructurée et gangrenée par la corruption, l’Etat Islamique s’arroge, parfois sans combattre, de larges pans du territoire irakien dont la ville de Mossoul qui deviendra sa capitale en juillet 2013.

Abu Bakr Al-Baghdadi
« Calife » autoproclamé de Daesh

 

Nicolas Hénin démontre que l’État Islamique a parfaitement su jouer de certaines prophéties coraniques, dont celle dite de « Dabiq » que les erreurs stratégiques majeures des puissances occidentales ont considérablement renforcé. Dabiq, paisible bourgade du nord d’Alep, est censée être le lieu de la dernière bataille entre les musulmans et les « Roums », les chrétiens. Et l’État Islamique aura tout mis en œuvre pour que cet affrontement apocalyptique survienne. De fait, l’intervention de la coalition occidentale, à l’automne 2014, peut être considérée comme une victoire. Dopée par la perspective de la réalisation prophétique, la fabrique à Djihadistes tourne alors à plein régime. Les bombardements massifs qui n’épargnent pas les zones civiles et l’absence d’intérêt marqué par les Occidentaux pour Assad ne font que renforcer les populations sunnites dans leur marginalisation tout autant qu’ils affaiblissent les quelques forces démocratiques qui subsistaient encore en Syrie notamment. Obsédé par sa propre sécurité, méconnaissant les réalités sociales locales, ignorant les aspirations révolutionnaires pacifistes, l’Occident aura admirablement contribué à aviver le feu nourrissant les idéologies dont l’État Islamique est le dernier avatar en date.

Pour finir son ouvrage, Nicolas Hénin aborde les solutions qui permettraient de saper la croissance de l’État Islamique. Une large part de celles-ci tiennent dans la recherche de solutions locales et d’appui politiques au sein des diverses couches de la population. La Révolution syrienne aura créé un foisonnement d’initiatives populaires qu’il convient d’aider à développer pour renforcer la société civile et sa résilience. La mise en place de dialogues constructifs entre les différentes parties au conflit, sans exclure les parties étrangères, est également préconisée pour comprendre les attentes et tenter de construire un objectif partagé. Le pouvoir est à redonner au peuple syrien pour construire son propre avenir sans négliger évidemment l’économie ni une hypothétique reconstruction. Ceci excluant toutefois qu’Assad reste à la tête de la Syrie. Les limites sont dès lors posées car ni Assad, ni l’État Islamique ne sont disposés à une solution négociée et l’Occident n’agit pas avec la force nécessaire qui lui donnerait la capacité à vaincre.

 

Logo de l’agence de communication AMAQ – Organe de propagande de DAESH
Wakālat A‘māq al-Ikhbāriyyah
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Comprendre est lutter efficacement et, l’une des autres clefs incontournables de la lutte contre l’État Islamique est de se donner les moyens de le comprendre. Pour Nicolas Hénin, les données nécessaires à cette compréhension existent et sont à trouver dans des textes fondateurs de la pensée djihadiste. L’État Islamique a fait de la violence la plus crue, la plus dépouillée, son arme de prédilection pour répandre la terreur. Il en a fait un produit de consommation modernisé et presque branché qui fascine les candidats au Djihad dont il a été démontré que leur grande majorité n’avait pas de culture religieuse approfondie. Il offre également à nombre de personnes en quête de sens une capacité d’accomplissement personnel que nos sociétés n’ont pas été à même de leur offrir. Et c’est dans cet aspect crucial et ces leçons à tirer que résident les solutions pour tarir les sources d’où sortent les candidats à la « radicalisation ».

Pour conclure, Nicolas Hénin estime que la crise qui incite des plus ou moins jeunes, plutôt musulmans, à soigner leur mal-être sur les chemins de la radicalisation est d’ordre purement politique. Elle est politique au plan intérieur lorsque des pans entiers d’une population en finissent par se percevoir comme des citoyens à part. Elle est politique en termes extérieur lorsque les puissances occidentales privilégient les liens avec les régimes autoritaires au prétexte de l’illusion d’une lutte contre le terrorisme et au détriment du soutien des aspirations populaires légitimes à plus de libertés.