Depuis 1970, avènement d’Hafez Al-Assad, la Syrie était un pays confiné. Le maillage serré des services de renseignement et l’emprisonnement comme mode de gouvernance enfermaient les esprits, les corps et les âmes. La révolution de mars 2011 a libéré la parole et une véritable énergie créatrice s’est exprimée à travers un foisonnement d’innovations citoyennes, d’expressions artistiques et intellectuelles. La répression brutale du régime Assad conjuguée à une inertie de la communauté internationale a projeté les Syriens dans un autre confinement.
Arrêtés arbitrairement, déplacés loin de chez eux sur le territoire syrien, réfugiés à l’étranger, survivant dans leurs villes tenues par le régime Assad… Quelles que soient leurs situations, les Syriens sont très peu entendus et vivent une nouvelle forme de confinement et d’enfermement dont le premier est, à nos yeux, l’indifférence.
La visibilité croissante de journaux de confinement « bourgeois » de personnalités qui croient vivre une soudaine apocalypse a motivé Nina Khokha, artiste syrienne originaire d’Alep, pour écrire et dessiner des histoires, vraies ou inspirées de plusieurs histoires vraies, qui racontent ces enfermements ignorés voire méprisés : celle de Syriens d’aujourd’hui plongés en pleine apocalypses. Nous lui ouvrons nos pages, en la remerciant.
Voici leurs histoires :
Les confinés . Jour 2 : Fatmeh
المحظورين : فاطمة
Par Nina Khokha.
Fatmeh est née dans la région d’Idleb, en Syrie, entre les oliviers et les cerisiers. Très jeune, elle courait pieds nus sur la terre rouge, elle se souvient qu’on lui avait enroulé un foulard de couleur autour de la tête quand elle a participé pour la première fois à la cueillette des olives.
À 16 ans, on l’a mariée à un cousin. Ahmad avait 20 ans, il était beau avec ses yeux brillants et ses mains étaient douces. Ensemble, ils ont eu 9 beaux enfants.
Aujourd’hui Fatmeh a 90 ans. Elle aurait bien voulu égrener lentement les jours qui lui restent, entre ses oliviers et à l’ombre de sa vigne. Elle aurait caressé un chat dans ses mains fripées, et accueilli ses petits, petits enfants comme un jour nouveau. Mais elle a dû tout laisser, maison détruite, tombe du mari, vigne et oliviers, et partir, avec ce qu’elle avait sur le dos, à l’arrière d’un pickup avec ses voisins pour un camp de fortune un peu plus au nord, pour Dieu sait combien de temps.
De ses enfants, il ne lui reste que trois. L’un après l’autre, et depuis 2012, elle a perdu ses fils, à l’armée ou dans le camp des rebelles, mais pour elle, c’est pareil, ils sont partis pour toujours. Sa plus jeune fille est portée disparue, avec son mari, et elle n’a plus de nouvelles d’elle depuis 5 ans.
Depuis six mois, Fatmeh pleure un peu moins. Elle peut penser à eux, à la maison, à Ahmad et à ses oliviers sans cette boule amère dans la gorge qui la fait pleurer.
À défaut d’égrener ses derniers jours lentement sous la vigne, elle égrène son chapelet et les noms de Dieu en silence, du coin de sa tente en plastique, plantée au milieu de l’incertitude et de la folie des Hommes.