Fiche de lecture – « L’Asphyxie » de Hussam Hammoud et Céline Martelet

L'Asphyxie - De Hussam Hammoud et Céline Martelet - Editions Denoël

Titre : L’Asphyxie. Raqqa, chronique d’une apocalypse.

Auteur(s): Hussam Hammoud et Céline Martelet.

Editeur : Denoël

Par Fred Breton

Que sait-on de Raqqa aujourd’hui à part que cette ville de l’Est de la Syrie fut la capitale du califat instauré par Daesh ? Avons-nous seulement entendu ce qu’ont vécu les habitants de cette ville enfermée dans un cauchemar éveillé pendant 4 ans ? C’est cet angle mort, oh combien important, que comblent Céline Martelet et Hussam Hammoud, tous deux journalistes, dans cet ouvrage où des Raqqaoui racontent enfin leur histoire.

https://creativememory.org/fr/archives/215881/tous-les-syriens-sont-un-seul-peuple/
« Un, un, un … Le peuple syrien est un
Comité de coordination des jeunes d’Ar-Raqqah – Comités locaux de coordination » 04/04/2013

Sur 180 pages, annexes incluses, le livre suit une chronologie en 6 étapes où s’entremêlent les récits de 27 habitants et habitantes de Raqqa. Pris individuellement, ces témoignages sont déjà puissants. Entrecroisés ils dépeignent et révèlent, un peu comme un tableau recouvert que l’on découvrirait par petites touches qui finissent par se rejoindre, la profondeur des souffrances endurées par les Raqqaouis alors que l’attention n’était centrée que sur les attentats de Daesh hors du sol syrien.

« La chronique d’une apocalypse »

La chronologie suit en toute logique les moments clefs qui ont jalonné la vie des Raqqaouis entre 2013 et 2017. Raqqa fut l’une des premières villes libérées de la férule de la dictature des Assad, et connut une phase extraordinaire d’enthousiasme pendant laquelle tout était possible. Un quasi-rêve qui n’a duré que le temps que Daesh s’impose en éliminant les groupes d’opposition pour faire de la ville sa capitale et un laboratoire maudit de l’installation de son califat.

L’avant, l’entrée de Daesh et la bataille de Raqqa sont constitué d’aussi courts récits que le furent ces moments avant que la ville ne plonge pour 3 longues années aux mains de Daesh, période qui concentre la majorité des témoignages. Au terme d’intenses bombardements de la Coalition internationale et d’une bataille aussi violente que destructrice, Daesh a été expulsé de Raqqa en 2017. Les récits de ces moments, que le Monde pensait être ceux d’une bataille pour libérer une ville, sont sans concession de la part de celles et ceux qui auront été oublié jusqu’à la fin ; Et le sont encore plus aujourd’hui alors que le devenir incertain de la ville, complètement ruinée, est complètement sorti des radars.

Ces témoins s’appellent Hussam (le co-auteur), Mohammed, Hamza, Rose-Marie, Elias, Ali, Bachir, Isat, Zouhour, Ali, Maabad, Inas, Najah, Bilal, Ammar, Abdulsattar, Abou Khalil, Ismaël, Adham, Omar (et sa famille), Khalil, Ola, Fatima (prénom d’emprunt), Tareq (prénom d’emprunt), Oussama, Souad. D’autres sont également les membres anonymes d’une famille chrétienne.

D’enfer en enfers

Ces histoires qui se croisent, parfois se mêlent racontent toutes un amour profond pour une petite ville paisible dont la population a su, un jour de mars 2013, chasser le régime Assad pour prendre une grande, et brève, inspiration de l’air de liberté qui a égayé les esprits. Mais, ainsi qu’il paraît que « les catastrophes commencent toujours de manière très banale » (Hussam), le changement s’est vite chargé d’un air fétide de religion radicale, puis Daesh est entré dans Raqqa en Mai 2013.

https://creativememory.org/fr/archives/203477/ar-raqqah-deir-ez-zor/
Raqqa est massacrée en silence – Deir ez-Zor réclame de l’aide – Daesh – Saraqib 2014
Source : Page Facebook Nabeh Mstreih

A mesure que Daesh s’infiltrait pour étouffer progressivement la ville sous son voile de terreur noire, les têtes se sont mises à tomber. les habitants perdaient leurs pères, leurs frères, leur famille, leurs amis. Les plus chanceux revenaient, après une plus ou moins brève disparition, le corps violacé de coups, l’esprit en déroute. Il n’aura fallu que 11 jours de bataille contre les autres groupes armés pour que Daesh prenne intégralement le contrôle de la ville. La fuite a très vite représenté la seule issue pour les plus menacés tel Khalil « J’avais survécu 7 ans dans la pire des prisons (Sednaya) et c’étaient les djihadistes qui me chassaient de chez moi. Mais eux, ils m’auraient coupé la tête. ».

« J’étais prise au piège dans la ville qui m’avait vu naître…. Personne ne peut imaginer la terreur que cela représente. » (Zouhour). Les téléphones, la télévision, les paraboles que l’on éteint…puis les livres que l’on brûle et les écoles, les universités que l’on ferme… les interdits s’abattent les uns après les autres sur les habitants dont certains se jettent sur les chemins dangereux qui les mèneront jusqu’en Turquie puis en Europe, ou ailleurs loin, très loin de la terreur que font régner les hommes et les femmes au drapeau noir. La ville, elle, se peuple d’étrangers attirés par la promesse du Califat. Tous sont aussi cruels et inhumains que les premiers combattants de Daesh entrés dans la ville. Ils s’installent de force dans les maisons dont ils expulsent les habitants. Les Raqqaoui qui sont restés, par choix ou par manque de moyens, risquent à tout moment l’arrestation la plus arbitraire pour avoir transgressé des règles dont certaines n’existent que dans le cerveau malsain de celui ou celle qui les a arrêté.

« Vous voulez que je vous parle de la période où Daesh contrôlait Raqqa ? D’accord. J’étais mort ! J’étais mort, comme les autres : nous étions tous morts sous Daesh. C’est la seule façon de décrire notre vie au cours de ces années. » Par ces quelques mots, Abou Khalil résume 3 années de souffrances, de soumission à un arbitraire quotidien des plus violents parfois ponctué de séquences complètement absurdes.

https://creativememory.org/fr/archives/163170/arrerez-de-bombarder-ar-raqqah/
« Arrêtez de bombarder Raqqa
Arrêtez de tuer les enfants de Syrie. – #Raqqa »
(Moustapha Jacoub – 12/06/2017)

Et puis, il y eut ce qui devait être une libération et s’est transformé en une vaste opération de destruction massive qui, visant les Djihadistes, n’épargna pas pour autant la ville et ses habitants. La stratégie de la Coalition internationale aura marqué au fer rouge l’esprit des survivants. Certains, qui n’avaient pas quitté la ville sous Daesh, durent s’exiler temporairement voire définitivement, écœurés à vie par tant de violence et d’injustice. « Ces puissances sans limite qui, pour obtenir leur victoire, ont sacrifié ma mère et mon père. Leurs crimes sont plus atroces que ceux de Daesh. » (Oussama).

Pour que jamais, les Voix ne s’éteignent

Et Après, car il y a fatalement un après. Celui qui suivit la fin du Califat pour une ville envers laquelle ses Voix expriment un attachement affectif profond. Une ville où l’on était voisins avant d’être Chrétien, Musulman… Une ville, des vies que jamais ils ne retrouveront. « Notre Raqqa, nous l’avons perdue à jamais. Mais c’était notre ville. » (Souad).

C’est bien une asphyxie que content les Voix de Raqqa. Une vie comme en apnée permanente à chercher un air inexistant et dont vous ne saviez jamais si la prochaine bouffée ne serait pas la dernière. Et leurs mots, qui vous percutent par leur dignité, leur simplicité, vous laissent, alors que leurs Voix résonnent encore à vos yeux, à bout de souffle. Jusqu’à ce que vous retrouviez assez de voix vous même pour relayer, partager les leurs. Les Voix de Raqqa qui ne devraient jamais s’éteindre.

https://creativememory.org/fr/archives/37415/souad-nofal-2/
Souad Nofal – Les Femmes Libres de Raqqa
(26/09/2013)

 

Notes sur les images : toutes les images proviennent, avec leur accord, du travail d’archivage du collectif Mémoire créative de la Révolution syrienne