Médiapart - le 3 février 2018, Source
Fondée en 2017, cette association rassemble les familles qui demandent des informations sur le sort de proches incarcérés sous le régime syrien. Organisée par la section de la Ligue des Droits de l’Homme de l’EHESS et le Comité « Syrie Europe après Alep » (revue Esprit), cette rencontre a eu lieu le 29 janvier 2018.
Depuis le coup d’état d’Hafez el-Assad en 1970, le père puis son fils Bachar ont mis petit à petit en place un des pires systèmes d’incarcération contemporains : aléatoire, clandestin, extrajudiciaire, il constitue une entreprise de torture et d’extermination non seulement des opposants mais finalement de toute une large fraction de la population. Depuis Pol Pot, aucun régime n’avait fait à ce point de l’extermination de son peuple une forme de gouvernement.
Les arrestations visent bien au-delà des militants des droits humains, un large cercle de victimes ; surtout ceux et celles dont les métiers sont liés à une déontologie de l’entraide, matrice d’une culture basique de la démocratie, comme les enseignants ou les médecins jusqu’à englober tout citoyen « normal » soucieux du bien commun et d’un avenir humain minimal pour ses enfants : les prisons, les camps de détentions secrets sont des lieux de torture et d’extermination systématiques, et les hôpitaux d’Etat ne sauvent personne, puisqu’un médecin « normal » est un ennemi à abattre…
Les conditions d’incarcérations depuis des décennies dans ce pays sont maintenant bien connues et décrites, elles sont marquées par de pratiques d’une extrême cruauté qui comprend les violences sexuelles envers les prisonniers de tous âges et sexes, et toutes les formes imaginables/inimaginables de maltraitance. Elles concernent donc aussi femmes et enfants exceptionnellement présents dans ces lieux, ce qui constitue une des spécificité du système syrien : les arrestations sont des kidnapping imprévisibles, puis l’opacité, la clandestinité des formes et lieux d’incarcération vont de pair avec l’absence absolue d’information aux familles.
Une situation documentée et évoquée par l’une des militantes de l’association présente lors de cette rencontre : « Mettre ensemble dans une salle souterraine fermée de 20 mètres carrés, où l’absence d’air est aussi douloureuse que celle de l’eau, plus de deux cents personnes nues forcément debout, les unes contre les autres, faisant leurs besoins sous elles et contenant longtemps serrés entre elles les cadavres de ceux qui meurent, et leur infliger la nuit l’écoute dans la salle à coté les hurlements des prisonniers torturés, et au matin les obliger au nettoyage de ces chambres de tortures, cadavres et tripes et excréments, vomis, sang des morts, tous les restes sanglants charnels immondes et puants, signes purs des douleurs inimaginables et promesse pour ceux, celles qui nettoient au matin tout cela d’un futur prévu…» Et encore, nos intervenantes disent nous épargner le récit des tortures elles-mêmes…
Comment survivre à la pensée d’un proche, enfant, parent, ami, incarcéré dans de telles conditions ?
Les survivantes, qui ont pris comme modèle les associations de mères de disparus en Argentine, mobilisées depuis 40 ans, et aussi les associations de mères de disparus en Bosnie et dans certains pays d’Afrique marqués par des génocides et des guerres meurtrières, se mobilisent pour une forme de lutte radicalement non violente, bien séparée des enjeux géopolitique liés au conflit armé, axée sur à la fois la diffusion des informations à l’extérieur, et une liste de demandes précises.
Elles réclament des informations sur le sort des détenus, demandent que des membres d’instances internationales soient autorisés à visiter les lieux arbitraires secrets d’incarcérations du régime extrêmement nombreux et désignés par un simple numéro à côté des prisons connues, veulent des expertises sur les formes extrajudiciaires des procédures et réclament enfin la libération des prisonniers politiques. Cette association digne et remarquable qui place « les droits de l’homme au-dessus de la politique », est dans son existence même une des manière la plus pertinente, forte de dénoncer le régime syrien, criminel contre l’humanité dans ses geôles et ses camps de détentions depuis des décennies, comme, depuis 2012 surtout, sur le terrain de la guerre contre son propre peuple.
Masquée par la problématique tragique du conflit armée depuis 2012 et de la hantise du terrorisme islamique, le système de détention dans ce pays est en fait une des dimensions centrales d’une politique de terreur qui règne surtout depuis les années 1980 et contre laquelle les magnifiques manifestations pacifiques de 2010-2012 sont nées : l’arrestation et le supplice de collégiens qui avaient seulement écrit un graffiti sur un mur à Deraa avaient été au point de départ des premières manifestations, avec aussi cette phrase proférée par des membres de la police politique devant les familles des enfants arrêtés, « amenez vos femmes, on vous en refera d’autres », phrase qui mettait en perspective de façon délibérée la possibilité des viols comme torture politique, pratique massive maintenant avérée et documentée.
Ce qu’elles appellent la « Révolution » de 2011-2012, ces premières manifestations pacifistes, « le meilleur souvenir de ma vie » nous dit l’une d’entre elles, est née du refus de ce système d’incarcération qui torture aussi les enfants : il s’agit bien pour cette association de faire se lever ce que ce mot de Liberté ! Houria ! soulève avec lui comme puissance de résistance.
A l’issue de la rencontre nous avons demandé à F.J. l’une des représentantes en France de Familles Syriennes pour la liberté de nous expliquer les objectifs de l’association :
Pendant sept ans depuis l’éclatement de la révolution en Syrie, chaque famille devait se débrouiller toute seule pour obtenir des informations sur un proche disparu ou emprisonné. Huit femmes ont décidé enfin de se regrouper pour réclamer des informations et sensibiliser l’opinion syrienne et internationale. L’association est arrivée à s’implanter en Syrie où elle organise des manifestations éclair malgré les risques énormes d’être arrêtées ; mais aussi à l’extérieur : dans les camps de réfugiés au Liban, en Turquie et en Jordanie.
Comme nous lui demandions ce qu’elle demanderait au Président Macron si par hasard il acceptait de la recevoir, elle répondit :
Avant tout qu’il puisse obtenir du gouvernement de Assad communication de la liste et des dossiers des détenus, mais aussi tout simplement de la liste et de la localisation des nombreuses prisons secrètes désignées par un simple numéro qui s’ajoutent aux deux prisons officielles, Sednaya et Adraa. L’association Syrian Families n’est pas indifférente bien sûr aux problèmes politiques de la Syrie et à l’avenir du pays. Mais le souci de réunir les familles syriennes de toutes obédiences leur commande de concentrer leurs demandes et leur combat sur le problème des détenus et des disparus.
Quelles informations les militantes de l’association ont-elles sur les conditions de détention ?
Celles qu’elles ont pu obtenir de quelques détenus qui ont été relâchés et sont sortis vivants de ces prisons secrètes. C’est ainsi qu’elle a pu s’entretenir avec un homme qui est revenu du centre de détention où se trouvait son mari. Les conditions de détention sont effroyables : Plus de cent détenus sont entassés dans des pièces de 20 mètres carrés où ils doivent rester debout et déshabillés toute la journée. Jour et nuit, ils ne peuvent s’allonger qu’à tour de rôle.
La nuit, ils entendent nettement le bruit des appareils de torture et les gémissements des torturés à l’autre bout du bâtiment. Le matin, après une prise d’aliment ultra légère, les détenus sont requis par les gardiens pour évacuer les cadavres des torturés de la veille, les envelopper dans de sacs plastiques et les charger sur des camions.
Les conditions de vie dans ces camps de détention secrets ne respectent aucune des règles minimales exigées par les droits de l’homme et la communauté internationale.
Pense-elle que de tels abus monstrueux disparaîtraient si la guerre cessait en Syrie ?
Elle n’ose pas se prononcer, car la cruauté et l’arbitraire de la police de Assad n’a pas commencé avec le déclenchement de la Révolution. Elle existait non seulement depuis son arrivée au pouvoir, mais déjà bien avant sous la dictature de son père. La terreur est un principe de gouvernement en Syrie depuis plusieurs décennies. L’objectif de l’Association est donc plus limité : Il est de faire cesser les arrestations et les détentions qui dérogent au droit. Qu’on ne puisse plus arrêter une personne en Syrie sans mandat judiciaire, sans indiquer son lieu de détention et que l’on permette à des observateurs internationaux de vérifier les conditions de détention. C’est le régime d’Assad qui a mis en place cette forme de gouvernement par la terreur et l’arbitraire policier. Mais il faut ajouter que nous condamnons ces pratiques d’où qu’elles viennent. Fondamentalement non violent, notre mouvement veut rétablir en Syrie la paix et le respect des droits humains.
Propos recueillis par Véronique Nahoum-Grappe et André Burguière- Médiapart – 03.02.2018.