Comité Syrie-Europe, après Alep : Bulletin d’information n°3 – Mars 2018

Le roman “The Map of Salt and Stars Jennifer” de Zeynab Joukhadar, paru en 2018
Le roman “The Map of Salt and Stars Jennifer” de Zeynab Joukhadar, paru en 2018

Comité Syrie-Europe, après Alep

BULLETIN D’INFORMATION N°3

Mars 2018

I- Le combat féministe des Syriennes dans la révolution

II- Violences contre les femmes : face aux violences sexuelles et aux bombardements, le viol de masse comme arme de guerre

III- La situation diplomatique, militaire et humanitaire notamment dans La Ghouta orientale

 

À l’occasion de la journée internationale des femmes, le 8 mars, nous avons voulu nous concentrer sur leur situation, moins pour rendre hommage à la figure de la femme révolutionnaire idéalisée que pour évoquer les femmes dans leur diversité, en rappelant quelques données de base presque toujours occultées. Puis dans le sillage du 8 mars, en écho à la journée de solidarité avec les femmes syriennes organisée le 11 mars à l’Institut du monde arabe à Paris (https://www.imarabe.org/fr/rencontres-debats/journee-de-solidarite-avec-les-femmes-syriennes ), nous consacrons une seconde partie aux violences sexuelles contre les femmes, avant de faire le point sur la situation cauchemardesque dans la Ghouta orientale, mais aussi à Afrin et au plan diplomatique.

 

I- Les Syriennes dans la révolution

A- Les femmes dans les études démographiques et sociologiques

Le démographe Youssef Courbage, invité des Dimanches de Souria Houria, en février2015, rappelait qu’avant-guerre, en 2000, le taux de natalité variait de huit enfants à un enfant par femme en Syrie. Le taux moyen était de 3,5 en 2009 et on constatait de fortes différences selon les régions. Ainsi, à Damas, la moyenne était de deux enfants par femme de même qu’à Soueïda dans le sud, ou Lattaquié et Tartous sur la côte méditerranéenne, comme en Tunisie ou en France… En revanche, à Idlib et Alep, au nord, ou Rakka et Deir ez-Zor à l’est, la moyenne était beaucoup plus élevée : autour de sept enfants par femme. C’est ce que l’école démographique représentée par Emmanuel Todd, à laquelle Youssef Courbage appartient, appelle une « transition démographique inachevée » :

https://souriahouria.com/events/paris-debat-syrie-demographie-et-politique-quelles-perspectives-davenir/

Or, selon les travaux de cette école démographique, la maîtrise de la fécondité est une des conditions de la modernité.

Avec le nombre des décès dus à la guerre, prévenait Youssef Courbage il y a trois ans, « les effets sur la démographie seront gigantesques. Les mariages sont reportés ou annulés. Souvenez-vous des effets, en Europe, de la Première Guerre mondiale sur la pyramide des âges. Le mutisme officiel est total. » Et il ajoutait : « Il faut constater que les villes qui ont fait la “une” des journaux – Deraa, Alep, Deir ez-Zor… – sont des villes à forte fécondité. »

L’étude d’opinion de la Fondation Free Syria constitue une autre source

http://www.free-syria-foundation.org/project-freedom-charter/

. Elle a été menée en arabe, dans des conditions extrêmement difficiles, en 2013-2014. À l’intérieur de la Syrie, dans les camps de réfugiés et dans la diaspora syrienne, cent activistes des Comités locaux de coordination et des activistes indépendants, composée d’hommes et de femmes à part presque égale, ont récolté un peu plus de 50 000 réponses dont 30 000 venaient des zones sous le contrôle du régime ou des groupes rebelles. L’objectif était de rédiger ensuite une charte de la liberté, inspirée de la charte pour la liberté sud-africaine. C’est le plus grand sondage d’opinion jamais réalisé en Syrie.

https://www.youtube.com/watch?v=OoyPDsGgLNg&t=14s

L’équipe d’enquêteurs a eu du mal à recueillir des opinions de femmes, en dehors de la présence d’un homme de la famille. Parfois, elle renvoyait une de ses membres le lendemain pour interviewer une femme repérée la veille. Malgré ces efforts, on compte moins de trois femmes pour sept hommes dans l’échantillon.

En matière de droits des femmes, le droit à l’éducation (90%), au travail (84%) et à la possibilité de transmettre sa nationalité à ses enfants (67%) sont plébiscités. Vient ensuite le droit de vote et de se présenter à des fonctions politiques.

 

B Le témoignage de Samar Yazbek, journaliste et écrivaine, sur la situation des femmes avant 2011 et au début du soulèvement

La première intervention publique de Samar Yazbek à la mairie du IIIe arrondissement de Paris, en novembre 2011, a été consacrée aux femmes, pour rendre hommage à toutes celles qu’elle avait dû laisser derrière elle, en Syrie. Elle a rappelé que les Syriennes avaient obtenu le droit de vote en 1949, alors que les Turques l’ont depuis 1918 [et les Françaises depuis 1944 NDLR]. Un mouvement féministe syrien s’est développé dès les années 20 sous la houlette d’une jeune femme mariée à un Algérien, Adile al-Jazairi. Ensuite, la cause des femmes a été récupérée et instrumentalisée par le parti Baath quand il est arrivé au pouvoir en 1963. Mais, en soutien aux révolutionnaires féministes d’Égypte et de Libye, de nouveaux groupes de jeunes femmes, non affilés au parti et au régime d’Assad, se sont formés en 2011.

https://www.nonfiction.fr/article-8126-polyphonies_syriennes__les_ecrivains__samar_yazbek.htm

« Les femmes ont été très présentes, dès le départ, dans les Comités locaux de coordination, poursuit Samar Yazbek, en affirmant, pour la première fois publiquement : au début du mouvement de protestation, les femmes étaient plus nombreuses ; avec l’accroissement de la répression, leur nombre a diminué. Le viol est un des moyens de pression les plus forts contre les activistes. Enlever leurs femmes, leurs sœurs est une façon d’entraîner les hommes dans une spirale de violence. »

« En mars 2011, se souvient-elle, nous marchions, nous “volions”, au milieu des morts. Nous avions perdu conscience que nous vivions toujours sous la dictature. Cette force qui mène le monde était en nous. Les torrents de sang ne nous arrêtaient pas. J’ai écrit alors “je me sens appartenir à quelque chose pour la première fois de ma vie”. En fait, j’avais besoin de l’intifada (soulèvement) plus que l’intifada n’avait besoin de moi. C’était très difficile pour moi, quand je suis arrivée à Paris, de vivre en sachant que d’autres là-bas mouraient. C’est pourquoi j’ai décidé de travailler sur les quatre premiers mois de la révolution, travail qui a abouti au livre Feux croiséssalué par le site Syria untold

http://www.syriauntold.com/en/2017/12/samar-yazbeks-syrian-voices-a-contribution-to-history/

comme une « contribution à l’histoire ».

Samar Yazbek n’oublie pas Razan Zeitouneh, comme en atteste cette photo partagée en 2017
Samar Yazbek n’oublie pas Razan Zeitouneh, comme en atteste cette photo partagée en 2017

« En 2012-2013, je suis repartie dans le nord de la Syrie, en traversant clandestinement la frontière, au nom de l’association Women Now  (Femmes maintenant) que j’ai créée pour venir en aide aux femmes. J’étais complètement éloignée de la littérature, j’étais de nouveau une militante sur le terrain. Au nord d’Idlib, j’ai vu les gens continuer à vivre, tandis que le régime continuait à tuer, l’extrémisme religieux venant de l’extérieur faisait son apparition, et Daech [acronyme arabe du groupe État islamique NDLR] occupait le terrain. Mon premier objectif, c’était d’écrire des articles pour plusieurs journaux dans une langue journalistique. J’en ai publié quatre. J’ai été obligée d’arrêter pour ne pas mettre ma vie et celle de ceux qui m’hébergeaient en danger. » « Au retour à Paris, j’étais déchirée. Finalement, j’ai décidé d’écrire pour me reconstruire, me “rassembler”. J’ai repris interviews, témoignages, recueillis sur place, y compris celui de l’émir du groupe extrémiste Jabhat Al-Nosra, dans une langue littéraire cette fois. Cela a abouti à mon livre Les portes du néant.

https://www.youtube.com/watch?v=CALeh_7Kg18

 

C- Les femmes de Daraya, « icône de la révolution »

Dans la série des histoires de Daraya, publiées sur le blog Un œil sur la Syrie, Yasmine Hakim rappelle l’expérience durement réprimée du mouvement citoyen de 2003 qui s’était attaqué à la corruption et aux questions de propreté urbaine. Il retrace la participation des femmes de Daraya à la révolution, une fois la peur du régime et du jugement familial surmontée dans une société majoritairement religieuse et conservatrice.

http://syrie.blog.lemonde.fr/2016/03/23/histoires-de-daraya-2001-2016-3/

Un travail de fond a été entrepris par le Rassemblement des femmes libres de Daraya dans le cadre des institutions civiles locales pour résister au siège qui a duré quatre ans, de 2012 à 2016

http://syrie.blog.lemonde.fr/2016/07/02/histoires-de-daraya-2001-2016-4/

Des enseignantes ont créé des écoles libérées de l’idéologie baathiste et les ont animées jusqu’au déplacement forcé des derniers habitants vers la région d’Idlib, en faisant preuve d’une grande résilience.

http://syrie.blog.lemonde.fr/2016/09/30/histoires-de-daraya-2001-2016-6/

Malgré les conditions difficiles de cet « exil intérieur », ces femmes de l’ombre poursuivent leurs activités dans leur région d’adoption

http://syrie.blog.lemonde.fr/2017/09/16/histoires-de-daraya-2001-2017-hors-serie-2/

Fin 2016, juste après la chute d’Alep, Leila al-Shami, activiste et co-auteure avec Robin Yassin-Kassab du livre Burning Country : Syrians in Revolution and War (Pluto Press, 2016), éprouve elle aussi le besoin de rendre justice aux combats sur tous les fronts des femmes des différentes régions de Syrie dans Al-Jumhuriya (La République), le site fondé par Yassin al-Haj Saleh. Qu’elles soient anonymes ou qu’elles soient devenues des figures emblématiques marquantes de la révolution. Elle mentionne aussi les défis qui les attendent dans leur lutte contre le fascisme, le totalitarisme et le patriarcat.

https://www.aljumhuriya.net/en/en/aleppo/fighting-on-numerous-fronts-womens-resistance-in-syria …

 

Sans être exhaustifs, nous voudrions enfin tordre le cou à une idée répandue : les femmes seraient absentes des structures de l’opposition en exil. Or ce n’est pas le cas. Elles ont, par exemple, joué un rôle dans le processus politique qui a abouti à une plateforme politique commune de l’opposition en vue de la reprise des négociations de Genève.

http://www.passblue.com/2017/03/23/its-about-time-syrian-women-play-a-direct-role-at-the-peace-talks/

Mais, parmi ces femmes démocrates, plusieurs d’entre elles, conscientes de ne pas être assez entendues, veulent s’affirmer davantage. Elles ont créé à cet effet en octobre 2017 un mouvement politique féminin syrien, annoncé sur le site FemmeS pour la démocratie

https://femmesdemoc.wordpress.com/tag/femmes-syriennes/

. Tel est le dilemme : vaut-il mieux Intégrer les structures politiques existantes, au risque d’être marginalisées par les routiers de la politique ou bien créer son propre mouvement ? La question n’est pas nouvelle pour les femmes engagées dans les luttes politiques…

 

 

II- Les femmes face aux violences sexuelles et aux bombardements

A- Des rescapées brisent le tabou du viol, le « crime le plus tu »

Il y avait d’abord eu cette prise de parole de Samar Yazbek dès 2011 puis l’enquête d’Annick Cojean, présidente du Prix Albert Londres et grand reporter au « Monde » publiée en mars 2014 sous le titre « Le viol, arme de destruction massive en Syrie »

http://abonnes.lemonde.fr/proche-orient/article/2014/03/04/syrie-le-viol-arme-de-destruction-massive_4377603_3218.html

. Dans cette enquête, Burhan Ghalioun, ancien président du Conseil national syrien, déclarait : « c’est cette arme, selon moi, qui a fait basculer dans la guerre notre révolution qui s’était voulue pacifique.»

Journée de solidarité avec les femmes syriennes à l'IMA
Journée de solidarité avec les femmes syriennes à l’IMA

Un rapport du Réseau euro-méditerranéen pour les droits de l’homme (Euro-Mediterranean Human Rights Network, EMHRN) de novembre 2013 donnait une première idée de l’ampleur du phénomène. L’auteure principale de ce rapport, Sema Nassar, qui avait confié des cas datés et sourcés à Annick Cojean, insistait sur le fait que le recensement de ces crimes de guerre constituait seulement une étape préliminaire. S’il était plus tard prouvé qu’ils avaient été planifiés, ils pourraient aussi être qualifiés de crimes contre l’humanité.

https://euromedrights.org/wp-content/uploads/2015/03/Doc-report-VAW-Syria1.pdf

Abdel Karim Rihaoui, président de la Ligue syrienne des droits de l’homme, réfugié au Caire, estimait alors à plus de 50 000 le nombre de femmes violées dans les centres de détention et les prisons du régime depuis le début de la révolution, sans compter les viols pratiqués lors des raids dans les villages avec pour conséquence des centaines de crimes d’honneur sur les femmes sortant de prison dans les régions de Hama, Idlib ou Alep.

Au moment du siège de Homs, en 2012, Manon Loizeau, reporter de guerre et Prix Albert Londres, avait eu vent de cas de viols en détention mais aucune femme ne voulait témoigner. Le sujet était encore tabou. C’était trop tôt. Manon Loizeau ne partait donc pas de zéro C’est en choisissant de travailler avec Annick Cojean comme coauteure et en s’appuyant sur les contacts de la chercheuse libyenne Souad Wheidi avec l’aide de Samar Yazbek pour le témoignage sur Houla, que Manon Loizeau a pu ouvrir la brèche.

Leur documentaire Syrie, le cri étoufféréalisé par Manon Loizeau, a constitué un événement. Malgré la rudesse du sujet et l’heure tardive de sa diffusion en décembre 2017 sur France 2, le film a su réunir plus d’un million de téléspectateurs. Tourné dans la clandestinité, en s’appuyant sur le témoignage de femmes victimes de viols dans les prisons du régime, réfugiées dans les pays limitrophes, ce film, « nécessaire », selon la cinéaste syrienne Hala Alabdalla, sait mettre en lumière et respecter la parole des femmes de DeraaHamaHoula… qui ont accepté de témoigner pour certaines à visage découvert, après s’être tues si longtemps.

Nour, la première à apparaître à l’écran, va chercher au fond d’elle-même les mots pour exprimer l’indicible « Il ne restait plus rien à prendre de moi, même mon âme avait disparu. » Une autre évoque le sentiment de perte, de souillure avec la culpabilité qui l’accompagne : « Ce que j’ai perdu, il m’est impossible de le récupérer, mon image telle que je la percevais du moins, est souillée. […] Ce qu’ils nous ont fait subir est pire que la mort… »

Nour, avec lucidité, met en cause et le régime et la société patriarcale : « L’injustice pour la femme, c’est d’être punie par la société et le régime. Le régime la viole et la société la rejette. On est prises entre les coutumes, les traditions d’un côté, le régime de l’autre. Et on meurt coincées entre les deux ». Et elle ajoute avec force : « Nous ne sommes pas une honte, nous sommes un honneur. »

Les victimes connaissent les noms de certains de leurs bourreaux qu’Annick Cojean garde sous le coude. Ces derniers continuent de sévir. C’est une des raisons qui a poussées ces femmes à témoigner pour les autres femmes encore dans les prisons du régime. Elles seraient entre 3 000 et 5 000, d’après Annick Cojean. Peut-être plus.

Au sortir de la prison, certaines de ces femmes, anéanties, n’ont plus le courage de continuer à vivre. Les suicides ne sont pas rares, même s’il est impossible d’évaluer leur nombre. Maryam, rejetée par son mari qui a demandé le divorce, répudiée par sa mère – « Maryam est morte pour moi » –, ses frères et sœurs, réfugiée en Turquie avec ses cinq enfants, a emprunté un autre chemin. Elle a décidé « de résister en prenant la parole et en luttant pour les droits des femmes et des petites filles syriennes », a écrit Manon Loizeau sur la plateforme KissKissBankBank

https://www.kisskissbankbank.com/le-reve-de-maryam-documentaire-le-cri-etouffe

La projection de ce film a été au centre de la journée de solidarité avec les femmes syriennes, organisée le 11 mars 2018 à l’Institut du monde arabe à Paris

https://www.imarabe.org/fr/rencontres-debats/journee-de-solidarite-avec-les-femmes-syriennes

 

D- Des voix de femmes de l’intérieur et de la diaspora nous parviennent

Ces voix sont précieuses mais fragiles. Il suffit d’une reprise des bombardements du régime, comme à Jarjanaz, dans la région d’Idlib à la mi-janvier, pour qu’une école créée avec l’aide de l’Union européenne, soit détruite. L’action et la parole de sa directrice Fatima, originaire de Daraya, ont de ce fait été réduites à néant, déplore Hind Kabawat, avocate et artisane de la paix à l’ONG Tanenbaum. Ces femmes avaient entrepris un travail de fond en relation avec le Conseil local de Jarjanaz pour faire barrage aux extrémistes. https://www.huffingtonpost.com/entry/idlib-women-in-jeopardy-what-is-next_us_5a5fc491e4b0549d1a953ebd?ncid=engmodushpmg00000004 …

De la Ghouta aussi, des voix de femmes s’élèvent pour atteindre le monde entier, par le truchement des réseaux sociaux d’abord puis des médias, qui, faute de pouvoir dépêcher leurs propres journalistes sur place, relaient leurs témoignages. Ainsi, comme l’écrit Dominique Soguel depuis Gaziantep (avec la contribution de Mayss al-Zoubi), fin janvier, à Douma, la ville principale de la Ghouta orientale, près de Damas, dans « l’épicentre de la souffrance humaine » (pour reprendre l’expression de Staffan de Mistura, l’envoyé spécial de l’ONU pour la Syrie), les femmes résistent et survivent. Nourrir leurs enfants est leur préoccupation principale.

Sabah, qui participe régulièrement aux réunions publiques sur les négociations entre le régime et l’opposition, reste méfiante mais estime qu’il n’y a pas de retour en arrière possible. « Il n’est pas question que nous acceptions Assad de nouveau comme président ou que nous vivions sous le contrôle des forces de sécurité. »

https://www.csmonitor.com/World/Middle-East/2018/0123/In-Syrian-epicenter-of-suffering-women-model-resilience …

Dans la Ghouta, depuis l’escalade des bombardements du régime et de la Russie en février au mépris de la résolution 2401 votée à l’unanimité le 25 février appelant à une trêve de trente jours, ces chroniqueuses du quotidien sont en danger de mort. Leurs témoignages sont diffusés par Syrie MDL et sur une page Facebook #SaveGhouta, à l’initiative de Racha Abazied et d’un petit pool de traductrices. Au moment où nous bouclons ce bulletin, Syrie MDL en a publié seize  : onze émanent de quatre femmes et les cinq autres d’hommes, parmi lesquels un médecin et un chirurgien. Certains rapportent des conditions de vie déplorables, des tragédies médicales, d’autres contiennent des cris d’indignation et de désespoir. Le cinquième message du 22 février est signé Nivin Hotary. C’est un trésor d’humanité, d’humour et de tendresse :

Maya, la fille de Nivin, ne veut pas abandonner ses poupées
Maya, la fille de Nivin, ne veut pas abandonner ses poupées

Je croyais que ma priorité était de protéger mes enfants des bombardements continus nuit et jour…

Mais, mes priorités et celles de Maya ne concordaient pas.

En effet, elle aussi insiste pour protéger ses enfants et elle a trop peur pour eux.

Elle les cache dans son sac, les sort de la maison en premier et ils l’accompagnent partout où elle va…

Malheureusement, le régime criminel   est en train de détruire les immeubles au-dessus de nos têtes et je ne peux pas garantir que ses poupées resteront en sécurité à la maison…

Pour cela, je suis contrainte de trouver en moi un espace qui pourrait contenir et abriter mon fils, ma fille… et ses poupées !

https://www.syriemdl.net/

Zaina Erhaïm, 32 ans

https://en.wikipedia.org/wiki/Zaina_Erhaim

La journaliste, formée à l’école anglo-saxonne à Londres et passée par la BBC avant de retourner à Idlib et Alep pour participer à la révolution, est, elle aussi, pendue à ces sources : « je peux nommer huit femmes de la Goutha que je suis pour avoir les nouvelles du jour et seulement deux activistes hommes. Les femmes sont même devenues les visages de la misère et des massacres. »

https://www.theguardian.com/world/2018/feb/24/syria-eastern-ghouta-the-women-sharing-news-of-war?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter

Contrainte de quitter le Nord de la Syrie, d’abord à cause des forces d’Assad puis à cause des djihadistes, Zaina Erhaïm, dont le compte Twitter est suivi par plus de 30 000 personnes, continue de préserver sa liberté et de défendre la liberté d’expression avec une belle énergie et une bonne dose d’humour, comme elle l’a montré au Colloque international Syrie, à la recherche d’un monde, en décembre 2017, à Paris. Son histoire est celle d‘une génération de jeunes activistes, en partie décimée ou condamnée à l’exil, qui a connu tant de moments inoubliables. Devant une sélection de photos qu’elle fait défiler, elle se souvient : voici son amie Razan Ghazawi, qui n’a jamais porté le voile alors qu’elle, venant d’une famille très conservatrice d’Idlib, a dû s’y résoudre pour ne pas mettre en danger les gens qui l’accompagnaient. Là, en 2013, dans les faubourgs de Lattakié, voilà un homme à un point de contrôle, dans les faubourgs de Lattakié, qui lui demande où est son protecteur masculin… Sur une autre photo, Hazzan, à la première formation de journalistes qu’elle anime dans la région d’Idlib, hésite à la saluer parce qu’elle est une femme…Cela ne l’a pas empêchée de former des centaines de jeunes activistes au journalisme citoyen, précise-t-elle au passage.

Cap vers Rakka, en 2013, toujours photos à l’appui, où elle passe les plus belles journées de sa vie libre. (Plus tard, quand la ville sera conquise par le groupe État islamique, quinze de ses amis seront kidnappés). Nous la suivons jusqu’à Deir ez-Zor où deux tourtereaux roucoulent dans un café à son arrivée. Et, pour finir, retour à Alep, où elle pose avec son keffieh noué en turban sur la tête et une pancarte « Je suis Charlie », au lendemain de l’attentat à Paris contre le journal satirique Charlie Hebdo. « Trois ans plus tard, j’entendrai Emmanuel Macron déclarer “Le peuple syrien a un ennemi, il s’appelle Bachar al-Assad mais ce n’est pas l’ennemi de la France” ajoute-t-elle avec dépit… Zaina Erhaim a reçu deux prix internationaux : le Prix Peter Mackler pour le journalisme courageux et éthique et celui du Prix du journalisme pour la liberté d’expression d’Index on Censorship.

Kholoud Helmi, originaire de Daraya, a un autre parcours. Elle fait partie de ces activistes de la première heure qui ont décidé de créer un journal fin 2011 : Enab Baladi, (Les raisins de mon pays). Trois quarts des rédacteurs étaient des femmes. Le journal, qui était imprimé, donnait le point de vue des opposants au régime. Ils ont pris de grands risques pour en assurer la distribution. Kholoud Helmi a été contrainte de fuir quand Daraya a été reprise par le régime. Elle est parvenue à réunir à nouveau l’équipe autour d’elle en Turquie et le journal a repris avec l’aide de correspondants toujours sur place.

https://medium.com/stories-soas/revolutionary-women-makers-of-the-new-media-in-syria-c55bf3315234

Exilée aujourd’hui aux Pays-Bas, Asad, quant à elle, voulait devenir footballeuse professionnelle depuis qu’elle était petite. Face au refus parental, elle a voulu devenir journaliste sportive. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée à l’université à Damas, dans les années 2000, à étudier les médias. Elles étaient nombreuses et savaient que «  le paysage médiatique encadré par le régime était très cloisonné et restreint ». Mais, constate Asad, « grâce à la révolution, les femmes ont finalement commencé à travailler dans le journalisme. »

http://www.womensmediacenter.com/women-under-siege/a-look-inside-syrias-emerging-feminist-media

Deux mille femmes d’une cinquantaine de pays se sont retrouvées à Istanbul le 6 mars pour tenter de gagner en bus la frontière entre la Turquie et la Syrie, par signe de solidarité avec les détenues. Leur objectif était d’y parvenir pour le 8 mars, journée internationale des femmes.

https://www.middleeastmonitor.com/20180222-women-around-the-world-mobilise-for-syria/#.WpXkSHiZusg.twitter …

Il faudrait aussi, pour être complets, parler des femmes-artistes dans la révolution. Nous le ferons dans un autre bulletin. En attendant, pour aller plus loin, nous pouvons vous conseiller de lire, écouter et voir les ouvrages et documents suivants.

 

À LIRE 

Feux croisésJournal de la révolution syrienne, Samar Yabek, traduit par Rania Samara, Buchet/Chastel, 2012 et Les portes du néant, Samar Yazbek, traduit par Rania Samara, Stock, prix du Meilleur livre étranger 2016.

Le 15 mars 2017, dans un texte plein de souffle, Samar Yazbek, qui manie avec finesse et subtilité lutte des classes et lutte des sexes dans son analyse, enjoint les lecteurs francophones de ne pas oublier le calvaire des femmes en Syrie

https://bibliobs.nouvelobs.com/documents/20170313.OBS6523/n-oublions-pas-le-calvaire-des-femmes-en-syrie.html

Lettres de Syrie, Joumana Maarouf, traduites par Nathalie Bontemps, publiée en feuilleton sur le blog Un Œil sur la Syrie puis rassemblées et publiées aux éditions Buchet-Chastel en 2014

Seule dans Raqqa, Hala Kodmani, Équateurs, 2017

De l’ardeur– Histoire de Razan Zaitouneh avocate syrienne, Justine Augier, Actes Sud, 2017

Les Passeurs de livres de Daraya-Une bibliothèque secrète en Syrie, Delphine Minoui, Seuil, 2017

Sur les violences à l’encontre des femmes activistes emprisonnées, le rapport de Human Rights Watch (HRW) rendu public en juin 2013,

https://www.hrw.org/fr/news/2013/06/24/syrie-des-femmes-activistes-emprisonnees-et-victimes-dabus

Europe solidaire rassemble en novembre 2014 quatre témoignages, traduits par FemmeS pour la démocratie

https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article33739

Le témoignage à charge de Hasna Al-Hariri, 54 ans confié à Annick Cojean et publié par « Le Monde » à la veille de la diffusion du film Syrie, le cri étouffé sur France 2

http://www.lemonde.fr/syrie/article/2017/12/05/en-syrie-le-viol-etait-le-maitre-mot_5224603_1618247.html

Entretien d’Antoine Hasday avec l’avocate Noura Ghazi, à l’occasion du passage à Paris du bus de la liberté : « Le processus de détention en Syrie est un kidnapping, une punition pour les innocents »

http://www.slate.fr/story/157648/syrie-noura-ghazi-safadi-enfer-prisons-detention-droits-humains

Le dossier de Syria Deeply, de fin 2017, sur les problèmes auxquels font face les Syriennes et les perspectives à moyen terme

https://www.newsdeeply.com/syria/series/syrias-women-policies-and-perspectives-syria

Signalons notamment le point de vue de Marvin Gate, co-fondatrice du groupe Humans of Syria, qui estime, d’après son expérience dans les zones contrôlées par le régime, que le rôle des femmes tend à se réduire au fur et à mesure que la révolution perd du terrain.

https://www.newsdeeply.com/syria/articles/2018/01/26/deeply-talks-the-future-of-syria-is-female?utm_campaign=coschedule&utm_source=twitter&utm_medium=SyriaDeeply&utm_content=Deeply%20Talks:%20The%20Future%20of%20Syria%20Is%20Female

 

À ÉCOUTER 

Les albums de Naïssam Jalal

https://www.deezer.com/search/Na%C3%AFssam%20Jalal%20

 

À VOIR 

Les ONG syriennes face aux ONG internationales : réflexions critiques de Mariah al-Abdeh, directrice exécutive de Women Now for developpement (SFD) au colloque organisé en 2016 par Ila Souria. Vidéo en français (15 ’01)

https://www.youtube.com/watch?v=DdJoMiGB_ho

Syrie, le cri étouffé, 2017 (72’), Manon Loizeau, Magneto Presse

https://www.youtube.com/watch?v=djqLnSaAR6w

La conférence de l’architecte et écrivaine Lina Sergie Attar, cofondatrice de la Karam Fundation dont nous avons parlé dans le bulletin n° 2, raconte l’histoire d’Alep, sa ville, à Oslo, en novembre 2017. Pour elle, se souvenir est un acte de résistance. Vidéo en anglais (22’51)

https://www.space-org.no/2018/02/05/my-aleppo-when-memory-becomes-resistance-lina-sergie-attar/

 

III- La situation diplomatique, militaire et humanitaire

Elle s’est dégradée encore un peu plus. Pour une vision globale, on pourra se reporter aux rapports publiés par le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR) sur le nombre de civils tués en février 2018, leur répartition par régions, les responsables de ces morts

http://sn4hr.org/blog/2018/03/01/51637/

Plus précisément :

1- La Ghouta

– #SaveGhouta Travail exhaustif sur l’importance de la région, le siège, les témoignages qui nous parviennent, l’aide à apporter…

https://syrie.news/2018/02/27/saveghouta/

– Les ravages des bombardements vus du ciel. Images satellite et cartes avant/après : AFP/BBC

http://www.bbc.com/news/world-middle-east-43154146?ocid=socialflow_twitter

– Les appels et les mobilisations se multiplient à travers le monde pour des actions humanitaires et politiques dans la Ghouta orientale. Mentionnons l’appel de médecins repris par The Lancet

http://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(18)30527-0/fulltext

et la déclaration de HRW adressée au Conseil des droits de l’homme de l’ONU

https://www.hrw.org/fr/news/2018/03/02/syrie-mettre-fin-limpunite-pour-les-atrocites-en-ghouta-orientale

ainsi que l’appel des intellectuels, artistes, académiques et militants syriens et leurs amis à travers le monde publié par la New York Review of Books

http://www.nybooks.com/daily/2018/02/27/the-world-must-act-now-on-syria/

– Sur le terrain, les forces du régime restent sourdes à la trêve et entravent le déploiement de l’aide humanitaire, selon une dépêche AFP du 6 mars

http://www.lepoint.fr/monde/syrie-les-forces-du-regime-progressent-dans-la-ghouta-sourdes-a-la-treve-06-03-2018-2199933_24.php#xtor=CS2-239

– Le régime et son allié russe ont obligé le Conseil local de la ville de Douma à arrêter de fournir ses services aux populations à la suite des bombardements ciblés et répétés dont il a été victime, selon le site Syrians for Truth and Justice

https://www.stj-sy.com/en/view/443

– L’activiste suisse syrienne, Leila Sibai constate que le déplacement forcé suggéré de la Ghouta consacre la stratégie de changement démographique suivie par le régime.

https://medium.com/stories-soas/ghouta-and-systematic-forced-eviction-a-strategy-of-demographic-change-4e1334be2a0d

– Les habitants refusent catégoriquement la politique d’évacuation, comme le clame ici Abou Imad, l’un des habitants de Douma,

https://www.youtube.com/watch?v=Lk4IgDwMmQI&feature=youtu.be

– Qui sont les forces rebelles armées dans la Ghouta ? Des milliers de combattants bien armés d’après Bassam Mroue pour Associated Press (AP)

https://www.apnews.com/4c8ce5cb6234419c9a05fe9ee5645a9f/Thousands-of-well-armed-rebel-fighters-are-in-Syria’s-Ghouta?utm_campaign=SocialFlow&utm_source=Twitter&utm_medium=AP

2- la régionalisation de la guerre se développe très dangereusement

D’Afrin à la Ghouta, pourquoi la Syrie est toujours à feu et à sang, malgré la défaite du groupe État islamique : très bon article de Thomas Clerget

https://www.bastamag.net/D-Afrin-a-la-Ghouta-pourquoi-la-Syrie-est-toujours-a-feu-et-a-sang-malgre-la

La logique de la régionalisation du conflit s’est encore aggravée avec le spectre d’une confrontation directe entre Israël et l’Iran sur le sol syrien 

https://orientxxi.info/magazine/demain-en-syrie-une-guerre-entre-israel-et-l-iran,2291

  1. Pourtant des actions politiques « réalistes » restent possibles :

– Comment déconstruire la propagande pro-Assad ? Une contribution d’Anthony Samrani dans « L’Orient Le Jour »

« À ce discours, mettant de côté la défense des droits de l’homme, il faut opposer un contre-discours justement basé sur le réalisme. Rappelant qu’un régime qui pilonne depuis sept ans sa propre population ne peut pas gagner la paix. »

https://www.lorientlejour.com/article/1102244/ghouta-quatre-contre-verites-de-la-propagande-pro-assad.htmlù

– Dans son analyse sur les terribles enjeux de la Ghouta orientale, l’ancien ambassadeur de France à Damas de 2006 à 2009, Michel Duclos, aujourd’hui conseiller géopolitique à l’Institut Montaigne, estime qu’il pourrait y avoir quand même, s’ils le voulaient vraiment, une marge d’action pour l’Europe et les États-Unis.

http://www.institutmontaigne.org/blog/syrie-les-terribles-enjeux-de-la-ghouta-orientale

3- La documentation sur les attaques à l’arme chimique s’étoffe (mais la ligne rouge n’est apparemment toujours pas franchie….)

– Nouveau reportage diffusé par CBS sur l’attaque chimique au sarin perpétré en avril 2017. À quoi une attaque chimique ressemble-elle ?

https://www.cbsnews.com/news/what-a-chemical-attack-in-syria-looks-like/

– Les attaques chimiques au chlore de la Ghouta. Le photographe Mohammed Badra*, basé à la Ghouta pour l’agence européenne EPA-EFE, témoigne dans “Time” : jamais il n’oubliera les visages des enfants et des hommes, dont deux Casques blancs, qu’il a photographiés le 25 février à Chafouniyé.

http://time.com/syria-eastern-ghouta-suspected-chlorine-attack/?utm_campaign=time&utm_source=twitter.com&utm_medium=social&xid=time_socialflow_twitter

*Désigné photographe de l’année par “Time” en 2016

– La Corée du Nord a aidé Damas dans le domaine de l’armement chimique, selon l’ONU

http://www.france24.com/fr/20180228-coree-nord-armes-chimiques-syrie-pyongyang-damas-missiles-balistiques-embargo-onu?ref=tw_i

4- Justice

Un nouveau rapport de la commission d’enquête de l’ONU sur les crimes de guerre en Syrie

http://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/CoISyria/A-HRC-37-72_FR.pdf

confirme que les frappes aériennes menées par la Russie et la coalition dirigée par les États-Unis ont causé la mort d’un très grand nombre de civils en Syrie, tandis que le gouvernement Assad a perpétré des attaques chimiques illégales dans la Ghouta orientale.

https://www.reuters.com/article/us-mideast-crisis-syria-warcrimes/russia-and-u-s-air-strikes-caused-mass-civilian-deaths-in-syria-u-n-idUSKCN1GI1DY …

 

Le Comité Syrie-Europe, Après Alep remercie Claire A. Poinsignon et Marc Hakim pour la réalisation de ce bulletin. 

La collecte des informations a été arrêtée au 7 mars 2018.

Mots clés : Syrie femmes révolution guerre violences viol résistance

 

POUR ALLER PLUS LOIN

« La Syrie existe » a écrit Catherine Coquio, en prélude au colloque international qui a clos l’année 2017 en France

https://www.en-attendant-nadeau.fr/2017/12/05/syrie-existe-augier/

Le rêve de la Syrie libérée de la tyrannie par Ghaith Al-Ahmad, originaire de Deir ez-Zor

http://www.atlanticcouncil.org/blogs/syriasource/dreaming-of-a-syria-free-of-tyranny …

Sept ans après le début du soulèvement, alors que Youtube, Facebook et Twitter effacent des contenus jugés trop violents tous les jours, la préservation des archives concernant les crimes de guerre en Syrie est un enjeu essentiel. Garder des traces de ces crimes aidera les juristes à la recherche de preuves. Hadi al-Khatib, fondateur du site Syrian Archive, soutenu par Ellliot Higgins et d’autres, s’en explique dans Tous les Internets sur ARTE

https://www.youtube.com/watch?v=b0U8PzKURvo