Par Fred Breton
Titre : Récits d’un Syrie oublié, Sortir la mémoire des prisons..
Auteur(s) : Yassin al-Haj Saleh.
Editeur : Les Prairies Ordinaires. 2015. 246 pages.
Etudiant en médecine, et militant communiste, Yassin al-Haj Saleh est arrêté en 1979 et passera 16 années de sa vie en prison. En 9 chapitres, complétés par 2 textes inédits, il livre dans ce témoignage unique son expérience carcérale avec ce qu’elle lui a apporté comme culture et capacité d’analyse unique et d’une grand lucidité sur la société syrienne. Son regard acéré nous éclaire sur le système carcéral érigé en mode de gouvernance par la dynastie Assad mais également sur la vie en prison et le retour à la vie « normale » qui diffèrent selon les orientations politiques des détenus. La mémoire et l’évocation des réalités face à l’oubli, outil de domination érigé en dogme par un « régime d’amnésie », sont aujourd’hui les deux enjeux centraux pour ne pas que la Syrie vienne s’ajouter aux « territoires de l’oubli mondialisé ».
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Tout autant que les témoignages de Syriens sur leur vécu du « conflit » en cours depuis 7 ans, le genre qui peut être qualifié de « littérature carcérale » est tout aussi malheureusement appelé à se développer. Sauf erreur, le livre dont il est question dans ces lignes fait partie, avec deux autres livres traduits également en français, des tous premiers accessibles au public francophone. Ils ne sont pas directement liés à la situation répressive qui a fait suite aux manifestations de 2011 et témoignent de l’importance particulière que revêt le système carcéral comme outil de répression et d’étouffement de la société dans la Syrie créée par Hafez Al-Assad à son accession au pouvoir.
Toutefois, « Récits d’une Syrie oubliée, Sortir la mémoire des prisons » de Yassin Al Haj Saleh, publié en 2015 chez Les Prairies ordinaires et traduit par Nathalie Bontemps et Marianne Babut, est à la fois un monument et une particularité singulière.
En effet, le livre est un révélateur d’un système politique et le descripteur d’une société tout autant qu’il nous narre la manière, à mon sens unique, dont Yassin Al Haj Saleh a mis à profit son incarcération pour acquérir une extraordinaire acuité intellectuelle et une culture approfondie qui en font aujourd’hui l’un des observateurs les plus acérés de la société Syrienne et de sa révolution.
L’édition arabe date de 2012 et l’édition française de 2015. Elle a été enrichie d’une préface dédiée écrite en 2014 par Yassin Al Haj Saleh, et d’un dernier chapitre, écrit en 2013, et intitulé « Syrie Terre d’oubli ».
Le récit porte sur les 16 années de prison effectuées par Yassin Al Haj Saleh entre 1980 et 1996. A son arrestation, il a 20 ans et est alors étudiant en médecine et militant communiste. Sorti à 36 ans, il lui aura fallu 16 ans pour écrire ce témoignage unique.
Saleh a effectué l’essentiel de ses années de prison à Mussalamiyeh, prison centrale d’Alep, pour les terminer à Palmyre puis Adra, à Damas. Il n’aura été torturé qu’une fois et indique d’ailleurs qu’il n’a pas connu les niveaux de répression infligés aux militants proches des Frères musulmans à cette époque.
Autant le dire de suite, le livre est impossible à résumer tant il est dense d’informations, d’analyses et de réflexions.
Le livre commence par « En route vers Palmyre » où il y raconte son transfert et son séjour dans ce qui est alors la pire prison du régime d’Hafez Al-Assad, séjour qu’il qualifie lui même d’effroyable. La coutume voulait, à l’époque, que des prisonniers qui n’auraient pas été incarcéré immédiatement à Palmyre ne le soient jamais et même les gardiens paraissent surpris de voir débarquer nombre de prisonniers ayant déjà effectué des peines de 8 à 15 ans. Malgré les vexations, brimades et violences physiques, Saleh qualifie son témoignage de « pleurnichard » en comparaison de ce qu’ont subi les détenus des années 80. Pour conclure, il propose que la prison de Palmyre ne soit jamais détruite pour devenir un « monument à la repentance ».
Dans « De la vie et du temps en prison », Saleh évoque la manière dont les détenus s’adaptent à la prison à travers sa propre expérience qui ne fut « ni la plus dure, ni la plus extrême ». Eu égard au nombre de citoyens en détention à l’époque, il élève l’expérience carcérale au niveau d’une « véritable expérience civique » dont l’éclairage serait susceptible d’alimenter la mémoire collective syrienne. Le temps, les visites, les souvenirs, la perte d’intimité, l’espoir sont autant de sujets avec lesquels doivent composer les prisonniers pour s’adapter. Et il y a les livres qui furent pour Saleh plus qu’un « …simple instrument d’oubli » en se muant en une fabrique « des archives, une nouvelle appréhension des choses, une mémoire supplémentaire ».
L’un des textes les plus longs, « Les anciens prisonniers politiques et leur univers », est consacrée à la vie des anciens prisonniers politiques à leur libération, sujet peu traité lorsque Saleh écrivit son texte en 2006. C’est le texte qui donne le plus à comprendre sur l’importance de la prison, et de ce qui l’entoure depuis l’arrestation jusqu’à la vie après la libération, dans l’appareil répressif tentaculaire construit par Hafez Al-Assad et destiné à étouffer la société Syrienne. Saleh lie les systèmes à parti unique et l’arrestation comme méthode de coercition. Il constate que la Syrie a ainsi connu plusieurs vagues d’arrestations entre 1958 et 1961, puis à partir de 1963 et en 1970 avec la prise de pouvoir par Hafez Al-Assad. Plus particulièrement, dans les années 1980, les arrestations devinrent une « question publique et nationale » qui contribua à « pacifier » les années 1990 sur le plan des protestations. Ces années, jusqu’en 2005, virent de nombreuses libérations de prisonniers politiques dont Saleh lui-même. En prison, l’interrogatoire tient une place centrale et Saleh évoque une hétérogénéité importante de traitement tant entre les prisons qu’en fonction de la nature des détenus. Les « islamistes », entendons par là proches des Frères Musulmans, et les baathistes, irakiens pour la plupart, sont ceux qui subissent les pires châtiments et ont systématiquement droit à Palmyre. L’un des chapitres les plus intéressants est celui où Saleh évoque les conditions post carcérales. Il qualifie d’ailleurs la société syrienne comme une société « gouvernée par le régime et transformée en grande prison. Une société craintive, refermée sur elle même… ». Les conditions de retour à la vie « normale » sont diverses selon les années où ont été libérés les prisonniers ainsi que leurs conditions sociales et leurs entourage familial mais il est une expérience que partagent tous les anciens détenus. Celle d’avoir retrouvé un domaine public « complètement vide, habité uniquement de peur ». Dans une société déchirée, que Saleh compare avec précaution à une société d’anciens détenus, il évoque les relations que peuvent entretenir les détenus avec leur environnement social : relations à la vie publique, relations avec la famille, relations avec l’autre sexe ainsi que la relation à soi. L’une des plus grande des difficultés est par ailleurs d’assurer sa propre subsistance. Pour clore ce texte, il livre le portrait de 4 anciens détenus, aux parcours et expériences diverses, et fait part de la tentative de travail de mémoire entamée à l’époque avec d’autres afin de « libérer la mémoire nationale d’un lourd fardeau ; et de retracer cette expérience afin qu’elle ne se répète pas. »
Le texte « Nostalgie de la prison » est très personnel et ne reflète, comme il le dit, que sa propre expérience. C’est l’un des textes qui permet de saisir cette complexité et cette force de la pensée de Yassin Al-Haj Saleh qui en font, à mon sens, un individu exceptionnel quoiqu’il en dise. Tout en laissant le lecteur découvrir ce texte court de 12 pages, c’est en citant Saleh que l’on pourra s’en faire une première appréciation : « Je vois deux façon d’expliquer cela [la nostalgie de la prison]. La première, dont la perspective est plus étroite que l’autre, met en avant la dimension de sacrifice et de métamorphose qu’induit l’expérience carcérale. C’est sans doute celle qui explique le mieux mon ressenti. La deuxième, plus générale, postule que si nous regrettons la prison, c’est non pas en dépit de la privation de liberté, mais justement parce qu’elle nous libère du fardeau d’être libre. »
Dans « Des années et des lieux aux multiples visages », Saleh égrène ses années de prison en 16 petits textes très courts. Scènes de vie collective, petits et grands comportements individuels des détenus, des gardiens, considérations politiques du moment, portraits rapides d’individus, lectures abondantes et éclectiques en fonction de ce qu’il peut obtenir…Les souvenirs, brefs, donnent un aperçu à la fois instantané et global du quotidien de Yassin Al-Haj Saleh lors de ses 16 années d’emprisonnement.
Le livre se termine, pour sa version arabe originale de 2012, sur la retranscription de deux entretiens. Le premier, « C’est en prison que je me suis libéré et que j’ai fait ma révolution » et daté de 2009, est celle d’une longue discussion avec Rezan Zaïtouneh, avocate et militante des Droits humains très active en Syrie. Elle est l’une des icônes de la Révolution pacifiste de 2011. Elle deviendra une proche de Saleh et sera enlevée à Douma en décembre 2013 avec son mari, Waël Hamada, un ami, Nazem el-Hamadi, et la femme de Saleh, Samira Khalil. Personne n’a de nouvelles depuis. Le second, « Etre en prison et y consentir » a été accordé à Mohammed Houjayri et a été publié dans un quotidien koweïtien en 2011.
Le tout dernier texte « Syrie, Terre d’oubli » a été ajouté en 2013 soit deux ans après le début de la Révolution Syrienne et l’écho en est encore plus fort aujourd’hui, 5 ans après. La conclusion de cette chronique sera laissée aux derniers mots de Saleh qui ferment l’ouvrage. Ceux-ci entrent tristement en résonance avec l’actualité Syrienne de ces 8 dernières années mais pas seulement. En effet, en sus de son acuité sur l’analyse de son pays, la pensée de Saleh est aussi une pensée politique d’une portée universelle indéniable.
« Pendant ce temps, des pays entiers dont le nôtre viennent s’ajouter aux territoires de l’oubli mondialisé. L’inégalité mondiale se résume de nos jour dans le fait d’évoquer la souffrance ou de la taire, en fonction des directives politiques. L’existence des oubliés ne vaut rien. Leur mort ne fait aucun bruit. Les autres sont protégés par le cas que l’on fait d’eux. Et s’ils meurent, c’est encore leur mort qui fera actualité ».