Par Fred Breton.
Titre : Opération César, au coeur de la machine de mort syrienne.
Auteur(s) : Garance Le Caisne.
Editeur : Le Livre de poche. 2017. 249 pages.
Début 2014, soit 3 ans et demi après le début de la Révolution syrienne de mars 2011, le monde entier découvrait le rapport César. Deux Quelques mois auparavant, ce photographe de l’armée syrienne avait exfiltré 53 275 photos dont 28 707 représentent de 6 786 personnes mortes en détention dans les geôles du régime de Bachar Al-Assad. Le livre raconte son histoire, celle de ceux qui l’ont aidé et celle de témoins sortis vivants des prisons syriennes. Il décrypte la minutieuse machine de mort mise en place par le régime pour briser la révolution pacifique de 2011. Ces photos représentent toujours aujourd’hui un instrument incontournable pour que passe une justice qui peine pourtant à se concrétiser.
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« Quand les présidents des grandes puissances auront une réelle volonté politique, ils mettront fin aux crimes de Bachar Al-Assad et changeront la destinée de milliers de détenus encore en prison. » Ces mots de César, extraits de la page 221, résument à eux seul le sentiment de faillite morale que l’on éprouve en refermant le livre de Garance Le Caisne.
La « littérature carcérale syrienne » peut-être considéré comme un genre qui tend malheureusement à se développer. Des témoignages essentiels ont déjà été publiés en français toutefois « Opération César » est le seul ouvrage disponible à ce jour en français qui explore « la machine de mort syrienne ».
Organisé en 10 chapitres, relativement court avec ses 249 pages incluant des annexes, il se lit avec fluidité grâce à des paragraphes souvent très brefs qui en rendent la lecture dynamique. L’auteur, dont la conviction est palpable, intercale avec habileté les témoignages de César, ceux de ces soutiens et d’anciens détenus avec des points d’informations sur l’histoire récente de la Syrie. Le lecteur dispose ainsi d’une information précise, centrée sur l’individu et son vécu, remise dans le contexte des évènements survenus depuis 2011. La portée de l’ouvrage s’en trouve renforcée par une dimension humaine qui vous prend pour ne plus vous lâcher.
Le livre s’ouvre le 12 janvier 2014, alors que le film monté avec les photos de cadavres de détenus syriens morts sous la torture est projeté à 11 chefs de la diplomatie du Core Group des amis de la Syrie. La réaction de ces politiques et diplomates de premier rang est unanime pour condamner et souhaiter la fin du régime de Bachar Al-Assad.
Quasiment dans le même temps, à 5 000 kilomètres de distance, deux anciens présidents du tribunal spécial pour la Sierra Leone rencontrent l’auteur de ces photos et que l’on appellera désormais « César ».
César est photographe dans l’armée nationale syrienne. Avant 2011, il photographiait les cadavres de soldats morts accidentellement. A compter de 2011, avec ses collègues, il prend progressivement conscience de quelque chose d’anormal qui se concrétise par un afflux de cadavres.
Il voit des changements s’opérer au sein de l’armée qui traduisent des évolutions sociétales. Auparavant, militaires du rang sunnites et officiers alaouites coexistaient plutôt paisiblement. L’assimilation des révolutionnaires pacifiques, majoritairement issus des régions sunnites, à des terroristes dégrade le lien social et ce même au sein de l’armée. Les désertions se multiplient et les alaouites y sont plus nombreux.
Instrumentaliser le fait religieux est la grande force du régime des Assad qui a par ailleurs construit une véritable nébuleuse de services de renseignements. La toile d’araignée tissée en 40 ans de pouvoir dynastique va donner sa pleine mesure pour déployer un archipel de la torture à travers toute la Syrie.
César prend donc des clichés de ces cadavres d’êtres à peine humains lorsqu’ils arrivent sous son objectif. Suivant une norme très codifiée, les photos sont soigneusement numérotées et classées. Conscient d’avoir un rôle central, il prend des risques énormes pour faire sortir quotidiennement les clichés avec l’aide de son ami de toujours : Sami. Se déplacer, même pour aller travailler pour le régime, devient de plus en plus dangereux en raison des multiples barrages érigés tant par l’armée que par les opposants.
Il aide également des familles à retrouver leurs disparus. Une aide toute aussi dangereuse en raison du juteux business qui consiste, pour les séides du régime, à soutirer de l’argent aux familles bouleversées en échange de ce service.
La pression monte alors pour César qui finit par se résoudre à quitter la Syrie. Aidé par des gens courageux et bienveillants, il passe une frontière et retrouve sa famille ainsi que son ami Sami et la sienne. Direction : l’Europe…
Abou Khaled, écœuré de découvrir le corps d’un de ses amis dans les photos de César, jouera un rôle essentiel dans l’exfiltration de César. Ce commandant d’une katiba du Qalamoun fera également sortir le précieux disque dur contenant les 53 275photos.
A partir de ce moment, deux hommes vont prendre le relais pour que le monde découvre l’horreur qui se déroule hors des regards en Syrie. Hassan Shalabi et Imad Eddine Al-Rachid sont deux membres du Courant national syrien. Ce sont, en raison de leurs histoires personnelles, des opposants de longue date. Ils commencent à catégoriser les 26 295 de 6 627 détenus morts dans 24 centres de détention à Damas. Ils sont aidés dans cette tâche par Imran, jeune informaticien en fuite qui va classer et renommer, et Zakarya, médecin, qui décrira tous les sévices et traumatismes subis.
Au final, Human Rights Watch complétera le travail et livrera le décompte glaçant de 53 275 photos dont 28 707 de morts en détention. Ces morts sont soigneusement classés, classifiés, numérotés, archivés selon un mécanisme que seule la bureaucratie de la mort syrienne connaît.
De ces abattoirs humains, d’autres témoignent, des survivants qui ne redeviendront jamais eux-mêmes.
Abou El-Leith a passé 7 mois entre la branche 227 des services de renseignements et la prison d’Adra, pour avoir aidé des militaires à déserter. Le froid, la faim, les coups, l’humiliation… il ne survivra que grâce à la gentillesse d’un « soukhra », à la limite d’avoir été brisé moralement. Abou El-Leith a été libéré grâce à sa famille qui réussira à soudoyer un officier du régime. Il sortira déformé, décharné, l’ombre de lui-même.
Les soukhra sont les assistants des geôliers. Recrutés au sein des prisonniers, ils aident les « shawish », les sergents, qui sont des droits communs. Mazen El-Hammada a été soukhra. Il sera détenu 1 an et demi à Mezzeh puis Adra. Oubliant le monde extérieur pour y survivre, ainsi que lui avaient conseillé ses frères, il s’attachera à ne rien oublier de l’intérieur des prisons. Ne rien oublier des corps qu’il transporte, tous les jours, des cellules qu’il nettoie avec les habits des prisonniers…
Témoin, Amer Al-Homsi en est un également. Il était médecin, à Homs qui fut l’une des villes les plus martyrisées. Au plus fort de la répression, en 2012, la morgue de l’hôpital ne désemplissait pas. Amer voit passer des cadavres d’enfants torturés et assiste à l’odieux commerce qui consiste à extorquer de l’argent aux familles en échange des corps de leurs proches.
Mounir Abou Mouaz aura, lui, fait le tour de quasiment tous les services de renseignements. Il fut interné dans 4 branches de 2 services pour finir à Sednaya. Battu, interrogé de multiples fois, atteint de dysenterie, il assiste, depuis son lit d’hôpital, à l’exécution de détenus malades par les gardiens et les infirmiers. Alors que, hors les murs de Mezzeh, la vie de ce quartier damascène chic continue, accueillant parfois quelques politiciens français supporters du régime de Bachar Al-Assad.
L’hôpital, Ahmad El-Riz a connu également. A l’article de la mort, il atterri à Tichrine dont on ne sort bien souvent qu’à l’état de cadavre. Cadavres qu’il transporte dans des sacs, parfois jusqu’à 12 par jour.
Wafa, elle, c’est son mari qui est mort en prison et qu’elle retrouvera dans les photos de César. Elle, elle a eu de la chance, elle a « juste » été battue mais pas violée, ni torturée. De la prison des femmes, dont elle est sortie, elle conserve aujourd’hui les habits qu’elle avait cousus pour Racha, un co-détenue…une fillette de 3 ans.
Ahmad, de Daraya, a perdu son frère, Khaled. Son corps, portant le numéro 9077 a été minutieusement enregistré avant d’être jeté dans un charnier. La famille a payé 5 500 euros en deux arrestations pour connaître le sort de Khaled. Alors que la seconde fois, il était déjà mort et qu’on leur laissait croire qu’il allait être libéré.
C’est cette boucherie que César espère arrêter avec son témoignage et ses photos. En 2014, il reste encore 150 000 détenus dans les prisons syriennes. Malgré la puissance de ces clichés, ce sont les désillusions qui vont s’enchaîner. Et ce quoique puissent faire et tenter les individus, intellectuels, hommes politiques, anciens ambassadeurs, qui se mobiliseront entre 2013 et 2015 pour que la justice se fasse et que César, et Sami n’aient pas risqué leurs vies en vain. Aucune solution ne viendra de la CPI, malgré les démarches de la France, en raison des vétos Russes et Chinois. A Washington, Barack Obama refusera obstinément de rencontrer César. Quelques démarches sont toutefois initiées par des juridictions nationales qui cherchent dans le dossier César leurs ressortissants afin d’engager des poursuites. Elles se poursuivent encore aujourd’hui avec quelques mandats d’arrêt à la clef mais qui s’arrêtent loin de Bachar Al-Assad.
Il y a 5 ans, un homme et ses rares soutiens ont tout risqué pour que le monde découvre l’implacable froideur de la machine de mort syrienne qui n’a rien à envier à celles des nazis. Et il s’est vu refermer trop de portes pour y croire encore aujourd’hui.