Par Mohamad Taha, Archéologue et Directeur du Centre des Medias de Palmyre
COMMUNIQUÉ DE PRESSE
« On a tué Ibrahim une seconde fois »
En acceptant de participer pour la première fois à un documentaire, « Syrie, les Derniers Remparts du Patrimoine » de Jean-Luc Raynaud, diffusé sur France 5, le dimanche 22 octobre à 9h25, parce que son réalisateur y honore le travail inestimable de la société civile en Syrie, j’ai voulu rendre hommage à un « chasseur de preuve » qui a été arrêté, torturé et assassiné par les services de renseignements du régime Assad en 2013.
Il s’appelait Ibrahim Moutlak, il était mon ami, il était un activiste pacifiste de la ville de Palmyre, un membre éminent de la société civile. C’était un jeune étudiant, il n’a jamais porté une arme. Il a documenté, au prix de sa vie, les dommages causés au Temple de Bel par l’armée du régime Assad, 2 ans avant l’arrivée de Daech.
Il savait le risque qu’il prenait en filmant : Il est mort pour avoir fait ces images.
En tant que Directeur et cofondateur du Centre des Médias de Palmyre, moi, Mohamad Taha, je peux affirmer que j’ai contrôlé et archivé toutes les images qu’Ibrahim a prises de 2012 au printemps 2013, période durant laquelle l’armée du régime Assad a fait le siège du site archéologique de Palmyre pour réprimer les jeunes rebelles pacifistes de la ville, sans aucun égard pour le patrimoine de l’humanité. Pour preuve, le Centre des Médias de Palmyre a diffusé ces images dès 2013 sur notre page Facebook et notre chaîne Youtube – qui sont toujours accessibles, ainsi que sur le site de l’APSA, de Cheikhmous Ali, autre activiste du patrimoine syrien, honoré par le film.
J’ai confié ces images au réalisateur Jean-Luc Raynaud qui a souhaité, dans son film, rendre hommage au courage de ce jeune homme : Ibrahim a voulu que sa mort ne soit pas gratuite, qu’elle ait de la valeur.
Quel n’a pas été mon désarroi et ma tristesse quand j’ai visionné un autre documentaire, « Palmyre, patrimoine menacé », produit par la ZDF, qui sera (re)diffusé par Arte, la veille au soir, le samedi 21 octobre 2017 à 20h50. Son réalisateur Martin Papirowski et son producteur se sont autorisés à montrer ces mêmes images filmées par Ibrahim, en les détournant de leurs sens et de leurs sources. Le producteur a mandaté le site « Palmyra Monitoring », un site d’information générales sur la Syrie, pour obtenir des images et des vidéos, prétextant les utiliser dans un « documentaire qui servira la cause du peuple syrien ». La Coordination de Palmyre, à qui Ibrahim avait confié ces images, a accepté de les livrer sous cette condition en expliquant, dans tous les détails, les circonstances du tournage, les dates (2013) et les dommages sur le site archéologique causés par l’armée du régime.
Mais leur confiance a été trahie. Par un procédé grossier (« l’effet Koulechov », – vieille propagande soviétique des années 20 -) ce documentaire fait croire que les dommages sont causés par Daech, en mai 2015! Pour ce faire, le réalisateur n’hésite pas à monter des images des hommes de Daech qui, de leurs breaks tirent à la mitrailleuse d’un endroit indéterminé dans le désert – en 2015 – avec, en contrechamp, les images prises par Ibrahim devant le Temple de Bel, abîmé par les obus, en avril 2013.
Avec cette grossière manipulation, il trahit son intention : blanchir le régime Assad de ses crimes contre le patrimoine de l’humanité et tout mettre sur le dos de Daech, qui n’a pourtant pas besoin qu’on fasse sa propagande à sa place. Les idéologues de Daech se chargent eux-mêmes de documenter leurs propres crimes et n’utilisent jamais des procédés aussi sommaires. Il est vrai qu’ils sont prêts à revendiquer tous les crimes du monde et qu’à leurs yeux, tout est bon pour semer la terreur dans le monde occidental.
La faute morale du réalisateur et de son producteur n’en est pas moins grave : ils ont tué Ibrahim une seconde fois. Et leur pratique s’apparente à du négationnisme.
La Chaîne Arte, pour laquelle j’ai beaucoup d’estime et de considération, a dû se laisser abuser par ce tour de passe-passe venant d’un docu-fiction approximatif et apparemment inoffensif, mais qui, pourtant, sous couvert scientifique, relaie la propagande négationniste sur la guerre en Syrie, aux dépens du peuple syrien. Elle s’honorerait à publier un erratum et à inviter le producteur de ce documentaire allemand à corriger son « erreur » en modifiant son montage pour les prochaines diffusions.
Je rappelle que la guerre en Syrie est la plus documentée de l’histoire et qu’elle est aussi, en même temps, la plus désinformée. La Syrie est la première victime de la post-vérité. Notre peuple a aussi perdu la guerre de l’information. Quelle guerre n’a-t-il pas perdue? Est-ce une raison pour tuer les témoins de la vérité une seconde fois ? Est ce une raison pour piétiner la mémoire et effacer la trace de ces héros de l’ombre, déjà condamnés à l’oubli ? Doit-on accepter qu’au nom de la guerre contre Daech, la réalité des faits ait cessé d’avoir de l’importance ?
Il est édifiant que des médias occidentaux, des réalisateurs, des producteurs de documentaires se permettent de prendre tant de liberté avec le réel, qui a pourtant été ultra documenté, archivé, comme jamais auparavant, dans l’histoire des guerres modernes.
Entre ces deux films, celui du samedi soir à l’heure de grande écoute – qui raconte l’histoire « officielle » – et celui du dimanche matin, à l’heure où tout le monde dort encore, – qui dévoile l’histoire vivante, l’histoire en marche -, ce sont deux narrations qui s’affrontent.
Cet affrontement sur le destin du patrimoine syrien, l’un des plus riches et des plus prestigieux du monde, est bien révélateur de cette guerre de l’information qui a brouillé la perception du monde occidental sur le destin du peuple syrien, mon peuple.
Mohamad Taha
Archéologue et Directeur du Centre des Medias de Palmyre
Le 12 Octobre 2017