L’aide humanitaire a besoin d’un cadre plus neutre pour se déployer
Comment aider les populations civiles syriennes sans renforcer le régime ? C’est un des enjeux de la troisième conférence sur le soutien à la Syrie et à la région, prévue du 12 au 14 mars 2019 à Bruxelles
https://www.consilium.europa.eu/fr/meetings/international-ministerial-meetings/2019/03/12-14/
Dans la série d’études Syria from within réalisées par la Fondation britannique Chattam House, le chercheur syrien Haid Haid plaide pour repenser le cadre de l’aide humanitaire en Syrie. Selon lui, il est temps de mettre la pression sur le régime pour permettre un approvisionnement et un travail humanitaire impartial dans les territoires sous son contrôle
https://syria.chathamhouse.org/research/a-framework-for-neutral-aid-work-in-syria-is-urgently-needed
L’aide humanitaire de l’ONU est dévoyée
En 2016, déjà, 65 organisations humanitaires syriennes avaient signé un rapport démontrant que les réponses apportées par l’ONU aux problèmes humanitaires en Syrie marquaient un sérieux recul par rapport aux principes internationaux en ne respectant pas les principes d’impartialité, d’indépendance et de neutralité.
En choisissant de donner la priorité à la coopération avec le gouvernement syrien, l’ONU a permis à une partie au conflit de distribuer des milliards de dollars d’aide internationale et a ainsi été accusée d’avoir affecté – voire prolongé – le cours du conflit.
http://takingsides.thesyriacampaign.org/
À la suite de ce rapport, de nombreux articles
et études
https://www.foreignaffairs.com/articles/syria/2017-01-11/enabling-assad
ont dénoncé le contrôle total de l’aide humanitaire par le biais de sociétés dirigées par des dignitaires et amis du pouvoir.
Ils ont mis en lumière également le laxisme de l’ONU en matière de contrôle de l’affectation de cette aide.
En mars 2018, l’écrivain et activiste égyptien Sam Hamad faisait un bilan de l’incapacité de l’ONU à jouer un rôle sur le terrain face à la stratégie de terreur du régime, surtout lors de la dernière campagne militaire dans la Ghouta, à l’est de Damas
https://esprit.presse.fr/actualites/comite-syrie-europe-apres-alep/bulletin-d-information-n-4-41496
. L’extension fin 2018 de la résolution 2165 (dorénavant 2449) des Nations unies
https://www.un.org/press/fr/2018/cs13620.doc.htm
qui couvre l’assistance humanitaire transfrontalière des Nations unies à la Syrie, a relancé interrogations et craintes.
La victoire du régime, une défaite pour les humanitaires
Les victoires militaires du régime syrien au cours de l’année écoulée ont fondamentalement changé la dynamique du conflit, et l’aide humanitaire est un domaine de plus en plus touché
. Le contrôle très strict du régime lui permet de décider où et par qui l’aide est fournie. En conséquence, les humanitaires habitués à travailler dans des territoires non soumis au régime sont confrontés à un dilemme : comment fournir de l’aide dans les zones du régime sans le renforcer. Il ne s’agit pas d’accepter les conditions de Damas ni de continuer à opérer uniquement dans des zones non soumises au régime.
La meilleure stratégie consisterait à élaborer et respecter un cadre opérationnel collectif pour garantir que l’aide dans les zones du régime soit distribuée de manière neutre et impartiale. Or ce n’est pas le cas. Les organisations humanitaires opérant dans les territoires du régime lui ont permis de contrôler leur travail et de l’utiliser pour consolider son autorité. Depuis le début du conflit, Damas a eu recours à la résolution 46/182 de l’Assemblée générale des Nations unies, qui attribue à l’État concerné le premier rôle dans la gestion de l’aide sur son territoire, lui permettant de canaliser l’ensemble des activités humanitaires
https://www.un.org/fr/humanitarian/overview/ocha.shtml
. En plus d’obliger les organisations et les travailleurs humanitaires à demander des autorisations pour mener leurs activités, le ministère des Affaires étrangères leur impose de choisir des partenaires opérationnels locaux parmi une liste agréée par ses soins
. Cette dépendance des organisations humanitaires, notamment pour des raisons sécuritaires, a permis à Assad de jouer et de gagner sur tous les tableaux. D’un côté, en empêchant les travailleurs humanitaires d’accéder aux territoires contrôlés par les rebelles, d’utiliser la famine comme arme de guerre ; d’un autre côté, de contraindre les agences des Nations unies à accepter les restrictions imposées par le régime afin de les autoriser à parvenir jusqu’aux millions de civils qui vivent dans ces territoires. D’autres organismes ont décidé de passer outre ces exigences et de ne travailler que dans des zones non soumises au régime, soit dans le cadre d’opérations de secours transfrontalières, soit via des partenaires locaux non réglementés par Damas.
Cette répartition a fonctionné jusqu’à ce que la majorité des territoires retombe sous le contrôle du régime. Les agences de secours non réglementées qui avaient apporté leur aide pendant des années ne sont plus en mesure de les atteindre, tandis que les demandes d’intervention de ceux qui opèrent depuis Damas sont rejetées. Résultat : des centaines de milliers de Syriens n’ont plus ou toujours pas accès à l’aide humanitaire.
Bien avant le déploiement opérationnel, le goulet du processus d’enregistrement
Au cours des deux dernières années, un grand nombre d’humanitaires ont exploré les possibilités d’enregistrement à Damas afin de travailler dans les zones contrôlées par le gouvernement.
Le processus d’enregistrement est complexe et les autorités de Damas ont tenu à le garder opaque. Obtenir une inscription officielle peut prendre de neuf mois à deux ans et cela n’est que la première étape. Les visas pour le personnel international doivent ensuite être demandés puis accordés. Il est nécessaire de faire approuver le recrutement du personnel local par des partenaires locaux et des services de sécurité. S’ajoutent les questions administratives, notamment liées au système complexe de paiement et de transfert d’argent. Toutes ces démarches doivent aussi (ou sont aussi censées être) en conformité avec les sanctions internationales, les lois anti-terroristes et anti-corruption ainsi que les réglementations spécifiques des donateurs.
Malgré ces difficultés, en janvier 2016, environ 14 ONG internationales étaient officiellement présentes dans des zones du pays contrôlées par le régime. À la mi-2018, ce nombre avait plus que doublé, passant à 31. Seules sept d’entre elles ont réussi à travailler à la fois dans les zones d’opposition et dans les zones sous contrôle du régime. En d’autres termes, plus de 75 % de ces 31 ONG n’ont travaillé que dans des régions contrôlées par le gouvernement. Depuis 2019, pas moins de 36 autres ONG internationales sont en cours d’enregistrement à Damas.
Trois problèmes principaux se posent concernant le processus d’enregistrement : 1) les délais qui sont trop longs ;
2) l’opacité qui bénéficie aux ONG dont le discours s’aligne sur celui du régime ;
3) l’expertise technique qui est coûteuse et dont l’unique destinataire et bénéficiaire est le régime.
Les conditions sont ainsi posées bien avant le début des opérations. En 2016, un groupe représentatif d’ONG avait déjà soulevé de telles préoccupations
https://www.theguardian.com/world/2016/sep/08/aid-groups-un-syria-concern-assad-united-nations
mais ces dernières se concentraient sur les opérations et n’étaient pas remontées au processus d’enregistrement.
En fin de compte, les agences humanitaires se retrouvent à nouveau confrontées au même dilemme : que faire pour aider les civils, sans renforcer le régime ? Pour Steven Heydemann, du Brookings Institute
https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2018/06/FP_20180626_beyond_fragility.pdf
: « Quiconque pense que les fonds versés au régime vont être utilisés pour soutenir ceux qui ne sont pas jugés loyaux, pour organiser le retour des réfugiés en toute sécurité, pour aider les personnes déplacées des zones d’opposition à rentrer, ou de manière non corrompue, est naïf, idiot ou loyaliste ».
Diverses approches ont été observées. Alors que des groupes tels que Mercy Corps ont été forcés de quitter la capitale syrienne, mais continuent de soutenir plus de 40 000 personnes dans le nord-est et le nord-ouest du pays, certaines organisations tentent de travailler au sein du système, comme le Norwegian Refugee Council. Le NRC insiste sur les régions et bénéficiaires de son action. Cependant, sa présence à Damas signifie inévitablement qu’une partie de son budget et des ressources allouées aux actions sur le terrain iront dans les caisses du régime. Il est impératif que les responsables politiques et les humanitaires comprennent mieux les implications du processus d’enregistrement et son rôle, comme ce document de la Croix rouge internationale les invite à le faire
https://www.icrc.org/en/ihl-and-humanitarian-principles
Définir de nouvelles règles
L’accent devrait être mis sur l’élaboration d’un nouveau cadre garantissant aux acteurs humanitaires une capacité à fournir de l’aide partout où elle est nécessaire, en dehors de toute considération politique. En particulier, ces acteurs devraient être autorisés à choisir leurs partenaires librement, en fonction de leurs compétences et non de leur loyauté envers le régime.
Pour être efficace, ce cadre devrait aussi assurer la protection des partenaires locaux indépendants. De même, les lois qui réglementent le travail des organisations syriennes devraient être révisées afin de garantir des moyens d’actions équitables. Avoir un accès complet à toutes les données, activités et lieux est également important pour établir des processus de suivi et d’évaluation indépendants et fiables.
Cela ne sera envisageable que si toutes les agences des Nations unies, les Etats qui financent l’aide humanitaire en Syrie et les autres organisations humanitaires internationales clés s’entendent afin d’exercer collectivement les pressions nécessaires sur le régime.
L’aide humanitaire en Syrie a drainé un flux massif d’argent en direction de l’économie dégradée et corrompue du régime. Son effet de levier ne doit pas être sous-estimé. Un rapport du Syrian Center for Policy Research estimait qu’en 2017, les dépenses humanitaires totales de la communauté internationale en Syrie équivalaient à environ 35 % du PIB du pays, comme le rappelle Haïd Haïd dans l’étude mentionnée en introduction. De plus, selon le rapport de suivi de l’intervention humanitaire de 2018 du Bureau de la coordination des affaires humanitaires (BCAH ou OCHA, acronyme anglais pour Office for the Coordination of Humanitarian Affairs), environ 13 millions de personnes ont encore besoin d’aide en Syrie, dont une grande majorité vivant dans des zones du régime.
La cessation des hostilités devrait permettre d’exercer cette pression plus facilement et il est particulièrement important d’élaborer ce nouveau cadre maintenant, car le nombre d’agences humanitaires qui envisagent d’opérer dans les zones contrôlées par le régime augmente rapidement. De même, garantir l’indépendance des agences des Nations unies en Syrie sera encore plus crucial lorsqu’il s’agira de financer la reconstruction.
Marc Hakim et Claire A. Poinsignon, avec le concours d’Emeline Hardy pour le Comité Syrie-Europe, après Alep
Sources des photos : ASML et UOSSM France: https://www.facebook.com/UOSSM.France/
Pour en savoir plus
Le cri d’alarme des associations françaises
Si l’action humanitaire est entravée par le régime, elle l’est également, pour d’autres raisons, par les institutions financières internationales. Ainsi, en avril 2018, plusieurs associations franco-syriennes publiaient un rapport sur les blocages financiers qu’elles rencontraient,.
https://asmlsyria.com/fr/rapport-defense-d-aider/
Depuis, il y a eu une prise de conscience au niveau du gouvernement français, une concertation a été engagée mais des difficultés demeurent. Ces dernières ne concernent pas uniquement les associations basées en France. Elle touche aussi bien de petites associations que des ONG internationales.
https://asmlsyria.com/fr/entraves-financieres-a-laide-humanitaire-en-syrie-ou-en-sommes-nous/
Out of Sight, Out of Mind: The Aftermath of Syria’s Sieges– Le rapport final de Siege Watch, présenté par l’association néerlandaise Pax for peace, intitulé Loin de la vue, loin de l’esprit : les conséquences des sièges en Syrie
https://siegewatch.org/wp-content/uploads/2015/10/pax-siege-watch-final-report.pdf