Huit années de révolution, de guerre, de déplacements et de destructions ont redéfini les relations sociales et politiques en Syrie. Depuis 2011, une importante littérature scientifique a abordé de multiples aspects du conflit : la transformation du mouvement protestataire pacifique en conflit violent, les reconfigurations géopolitiques, les phénomènes migratoires, les stratégies de survie économique. Ces études portent souvent sur les recompositions qui ont eu lieu dans la diaspora en exil. Lorsqu’elles se penchent sur les transformations internes à la Syrie, elles s’appuient principalement sur les témoignages collectés à distance, par le biais d’outils numériques, ou auprès de réfugiés qui continuent à garder des liens avec l’intérieur. Deux publication récentes disponibles sur Internet décrivent et analysent ces transformations de la société dans sa quête pour une autre Syrie.
I – Chroniques citoyennes du soulèvement
« C’est l’histoire d’une idée appelée Daraya », précise d’emblée l’éditeur Joey Ayoub, spécialiste du Moyen-Orient et chercheur à l’université d’Edimbourg. Celle d’une révolution qui ne doit rien au hasard. Voilà ce que raconte le livre Enab Baladi, Chroniques citoyennes du soulèvement syrien, récemment traduit de l’arabe vers l’anglais, publié par le site Hummus for Thought. Il est le résultat d’une collaboration avec le média syrien Enab Baladi, qui a vu le jour en 2011 après la révolution. L’ouvrage s’apparente à un journal de bord, construit à partir des articles d’un quotidien créé en janvier 2012, appelé Enab Baladi, « Les raisins de mon pays ». Ce titre est inspiré du surnom « le verger de Damas » donné à Daraya, située en banlieue sud de la capitale et connue pour ses vignes.
Mélange de reportages, d’interviews et d’analyses, parus chaque dimanche dans l’hebdomadaire, l’ouvrage permet de comprendre comment la ville insoumise s’est structurée très tôt, deux décennies déjà avant le début de la révolution. « Même avant 2011, Daraya était réputée pour sa résistance non-violente au régime d’Assad, souligne l’éditeur Joey Ayoub dans son préambule. La célèbre avocate et activiste kidnappée par le groupe rebelle Jaish al-Islam en 2013, Razan Zeitouneh, avait surnommé la ville « une étoile avant et pendant la révolution’ ». Un des articles rappelle d’ailleurs que ses activistes, comme Yahya Sharbaji, Ghiath Matar et bien d’autres, ne sont pas sortis de nulle part : « Un mouvement civil existait à Daraya depuis quinze ans, rappelle le journaliste. Ce mouvement essayait de créer un petit espace pour le changement social et intellectuel, en promouvant le nettoyage des rues, en organisant des campagnes contre le tabac, en tenant des groupes d’études. Mais la plupart de tout cela a fini par des punitions et des peines d’emprisonnements. » Le journal Enab Baladi, voix libre dans un pays muselé, en incarne un des exemples le plus concrets. L’objet, hybride, raconte cette année 2012 où les cortèges pacifiques, qui brandissaient des roses et des bouteilles d’eau devant les soldats, ont été réprimés dans le sang, jusqu’à l’exil de ses citoyens à Idlib (nord-ouest de la Syrie), au Liban, en Turquie ou en Allemagne, après que les derniers habitants aient été évacués de force, en août 2016. Le siège aura duré quatre ans.
La chronique des événements est réalisée à travers un minutieux travail de documentation, qu’il s’agisse de la manière dont le régime affame la population en brûlant les terres cultivables pour l’obliger à se rendre ou au viol utilisé comme arme de guerre. De la manière dont la révolution a bouleversé les rôles traditionnels jusque-là dévolus à l’homme et à la femme, à l’impact de la guerre sur les patients atteints de cancer et à la coexistence entre Kurdes et Arabes. Comment gérer l’absence d’un être aimé détenu ? Pourquoi certaines femmes ont-elles décidé d’enlever leur voile ? À quoi correspondent les débuts de l’action armée à Daraya, en réponse aux exactions du régime ? Comment continuer à éduquer les enfants réfugiés dans les camps ?
L’ouvrage revient également sur une expérience démocratique fondatrice : la création du Conseil local de Daraya, sorte de grande mairie qui s’est posée en alternative au régime pour organiser la vie dans la cité, grâce à des membres élus. Une structure unique qui a organisé notamment la plantation de légumes, la mise en place d’une soupe populaire et d’un dispensaire, ou encore la création d’une bibliothèque secrète dans une cave. « Pour comprendre comment Daraya est devenue la première ville de la banlieue de Damas à être placée sous un siège aussi dur, il faut regarder l’extraordinaire expérience de démocratie directe qui est née ici, rappelle Joey Ayoub. Dans un pays où l’armée et les chabbihas, ses voyous sectaires, servent l’intérêt d’une minorité dans et autour de la famille Assad, les rebelles de l’armée syrienne libre de Daraya évoluaient sous le contrôle du Conseil local. Ils incarnaient un modèle de gouvernance antithétique à un tel régime. » Ce document, essentiel pour comprendre la révolution syrienne, nous laisse espérer que toutes ces graines, semées pour l’avenir de Daraya et de la Syrie, n’ont pas été semées en vain.
II – Les intermédiaires locaux : transformations et continuité
Le livre Local intermediaries in post-2011 Syria, transformations and continuity est édité par Kheder Khaddour et Kevin Mazur sur le site de la Fondation allemande Friedrich-Ebert (FES) dans le cadre du projet Syrie.
Dans l’introduction, les auteurs constatent que depuis le début du soulèvement en mars 2011 et sa transformation en guerre à fronts multiples par la suite, les relations jadis amicales entre villages ou entre quartiers urbains sont devenues plus méfiantes, voir hostiles. Les relations entre les dirigeants locaux et les autorités de l’État ont été brisées par la violence accrue du régime. Même les relations familiales ont été affectées du fait des partis pris différents ou de l’appartenance à des groupes armés rivaux. De nouveaux liens se sont forgés et un nouvel ordre a émergé. Ce livre analyse les continuités et les transformations sociales à travers le statut des intermédiaires, ces acteurs sociaux influents qui relient les individus et les communautés locales aux autorités extérieures. Ils jouent ainsi un rôle important dans le maintien de l’ordre politique, dans la communication, la négociation et le partage des ressources. À l’avenir, ils pourraient devenir une force impulsant le changement et leur incorporation dans de nouvelles structures de gouvernement pourrait être un facteur de stabilisation politique.
Les auteurs décrivent les relations sociales existantes dans une localité ou une région – Damas, Alep, Idlib, Deraa – avant 2011 et montrent comment de nouvelles relations se sont bâties, en s’appuyant parfois sur les anciennes connexions des intermédiaires ou, au contraire, en les évinçant dans d’autres cas.
Le travail de Sana Fadel sur la mobilisation des jeunes à Damas en 2011 montre le rôle joué par les réseaux formés au sein des quartiers dans la participation au soulèvement et la résistance face à la répression de l’État. Ils témoignent des divisions entre les habitants originaires de la ville, les « locaux »et ceux qui s’y sont installés plus tardivement, les « résidents ». Ces divisions que n’ont pas effacées le soulèvement ni la guerre, continueront vraisemblablement à structurer les relations sociales futures dans la ville. Fadel étudie ces relations dans les quartiers mixtes sociologiquement comme à Barzeh et al-Salihiyya où les « résidents » ont joué parfois un rôle prépondérant. Alors que dans les quartiers populaires victimes de marginalisation économique, sociale et politique, comme Kafr Sousa, al-Midan, Jobar ou Qaboun, ce sont les « locaux » qui constituent le principal groupe démographique. Les activistes « locaux » sont restés dans leurs quartiers et leur mobilisation a maintenu le caractère social du soulèvement ainsi que la cohésion familiale. Les relations initiales des militants ont été un élément fondamental dans la création des liens et le travail d’intermédiation nécessaires pour s’organiser face à la répression. L’évolution du conflit a conduit à la marginalisation des activistes « résidents » au profit des « locaux ». En conséquence, les « résidents » se sont contentés d’un soutien logistique et médiatique, jouant le rôle d’intermédiaires entre diverses structures à l’intérieur et à l’extérieur de la ville en bénéficiant de leur influence sociale acquise avant 2011.
Les travaux de Roger Asfar sur les relations entre les autorités chrétiennes et leurs fidèles vivant à Alep mettent en lumière un autre élément d’avant-guerre susceptible d’être utilisé dans la construction d’un nouvel ordre ; le large éventail de domaines sociaux dans lesquels l’Église a joué un rôle d’intermédiaire augure fortement du maintien de son rôle à l’avenir. Parfois, les intermédiaires protègent et défendent les populations locales, comme le montre Haddel Al-Saidawi dans son étude sur la région d’Idlib. Cela a considérablement modifié la position sociopolitique et la structure même de beaucoup de ces familles. Certaines d’entre elles – historiquement marginalisées – sont devenues les chefs de file de leur ville par le biais de nouvelles alliances avec des puissances extérieures, tandis que d’autres se sont divisées et n’ont pas réussi à conserver leurs privilèges.
Armenak Tokmajyan montre que, dans la région de Deraa, les acteurs locaux ont refusé de reconnaître l’autorité de leurs anciens représentants quand ils les ont perçus comme trop complaisants avec le régime. Le fait que ce dernier comptait sur ses anciens contacts dans la région pour faire obstacle aux manifestations et modérer la contestation a eu au contraire pour effet d’intensifier le rejet des anciens relais du pouvoir.
La guerre a créé une opportunité pour les commerçants locaux de consolider leur rôle d’intermédiaire dans les hiérarchies économiques émergentes, au niveau local. Leur appropriation des richesses, leur entregent auprès des pouvoirs centraux et leur rôle potentiel dans la période de reconstruction ont renforcé leur place pour les décennies à venir en tant qu’acteurs clés de la politique locale. Ayman A Dassouky détaille d’abord les transformations dans les réseaux commerciaux entre Alep et Gaziantep au profit de cette dernière. Il montre ensuite comment le siège de la Ghouta a eu un impact sur l’infrastructure économique de la région. Mohhieddine al-Manfoush faisait partie de ces commerçants locaux les plus en vue ; il était reconnu comme le principal entrepreneur extorquant des droits supplémentaires sur les marchandises franchissant la frontière entre Damas et la Ghouta orientale et c’est par lui que le régime contrôlait l’économie de Ghouta et a mis un terme définitif à la bataille qui s’y déroulait. Cela a placé Manfoush du côté du régime, qui l’a ensuite intégré dans ses réseaux d’entreprises. Le processus s’est déroulé par étapes et par des canaux non officiels.
En analysant le rôle évolutif des intermédiaires, ce livre montre comment certains liens ont été brisés par le conflit, alors que d’autres, forgés avant 2011, persistent, ainsi que la façon dont ils sont redéfinis ou sont utilisés de manière nouvelle. Ces relations de pouvoir et ces alliances façonneront la gouvernance et l’ordre socio-politique du pays après la guerre ainsi que la politique interne de la Syrie pendant des décennies.
Marc Hakim et Claire A. Poinsignon pour le Comité Syrie-Europe, après Alep
Pour aller plus loin
Les Histoires de Daraya, racontées par les acteurs du soulèvement pacifique de 2011 pour la justice et la dignité
Chroniques syriennes–Les villes dans la tourmente : que reste-t-il, après huit ans de guerre, de Deraa, Homs, Alep, Damas, Palmyre et Rakka et enfin d’Idlib ?
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