En Syrie, dès son avènement en 1970, Hafez Al-Assad a érigé la prison comme un élément central de l’étouffement de la société Syrienne. Plus qu’un moyen de répression, c’est un mode de gouvernance comme l’a montré Yassin Al-Haj Saleh dans « Sortir la mémoire des prisons, récits d’une Syrie oubliée ».
Né à Lattaquié en 1940, Michel Kilo est un dissident et opposant historique au Régime dynastique des Assad.
Emprisonné a plusieurs reprises depuis 1980 dont la dernière fois du 14 mai 2006 au 19 mai 2009, il a souvent raconté un épisode survenu pendant une de ses incarcérations : l’histoire de l’enfant qui n’avait pas appris les mots associés à la Liberté.
Avec son accord, nous avons traduit ce témoignage et le reproduisons ici. (L’histoire peut être écoutée en arabe ici, à 11’ à peu près lors d’une entrevue sur Dubaï Média en 2013).
L’enfant qui ne savait pas ce qu’était un oiseau. (Par Michel Kilo)
La journaliste, Zeina Yazigi, demande : « Pourriez-vous nous racontez, à moi et à tous les téléspectateurs, l’histoire de l’enfant à qui vous avez rendu visite en prison et que vous avez essayé de distraire en lui racontant une histoire. Mais vous avez découvert qu’il ne possédait aucun vocabulaire lié à la Liberté. »
Michel Kilo raconte :
J’étais détenu à la direction des renseignements militaires. L’un des gardiens, dont les deux frères y étaient emprisonnés, est venu un jour me demander quel était mon vrai nom et je le lui ai dit.
Parce que c’était interdit de dire son vrai nom et parfois, ils essayaient de nous persuader de dire nos vrais noms, et si nous le faisions, ils nous battaient. Les prisonniers doivent toujours être identifiés par leur numéro de leur cellule.
Alors je lui avait demandé avant : « suis-je en sécurité si je dis nom ? »
Il a dit oui, je lui ai dit mon nom.
« Ah, vous êtes untel. » m’a-t-il dit. J’ai dit oui.
Il a alors dit : « ils nous disent tous que vous êtes un espion israélien, et que personne ne devrait parler avec vous. »
Une nouvelle fois, il a demandé « Êtes-vous réellement untel ? »
et encore une fois j’ai dit : « oui je le suis. »
Puis il a dit: « vous et l’autre gars là bas, vous êtes les mecs les plus courageux au monde. Nous n’avons rien réussi à tirer de vous, aucune confession. »
Je lui ai demandé » Qui est ce type ? «
Il m’a dit que c’était Ryadh Al-Turk. Nous étions dans le même couloir.
Quelques jours après, il m’a apporté des ciseaux coupes-ongles pour couper mes ongles. Il m’a également averti que je devrais le faire sans aucun bruit.
Il a dit que si quelqu’un savait qu’il m’avait donné des ciseaux à ongles, ils l’enverraient en prison pour plusieurs années.
Après ça, il me lançait une pomme de temps en temps. Puis, un jour, il est venu me voir en pleine nuit, vers 3h20.
Je n’ai pas de montre, mais j’ai demandé quelle était l’heure.
Il a dit de venir avec lui, mais de garder le silence. C’était comme si on effectuait une infiltration, lui et moi. Il m’a amené vers un endroit à peu près de 40 mètres de là.
Il a ouvert la porte de la cellule et m’a dit « Allez raconter une histoire à ce garçon. Vous êtes un intellectuel, n’est ce pas ? Allez raconter une histoire à ce garçon.»
J’ai regardé à l’intérieur de la cellule, il y avait une femme de 26 ou 27 ans. Elle était recroquevillée sur elle même et a eu peur quand elle m’a vu rentrer. Bien sûr elle a le droit d’avoir peur parce qu’elle a eu de terribles expériences avec eux. Elle est tombée enceinte et a donné naissance au bébé dans la cellule.
J’ai vu aussi un garçon de 4 ou 5 ans. C’était un petit garçon assez mignon, plutôt brun. Son visage était boursouflé peut-être parce qu’il n’avait jamais vu le soleil.
Alors je l’ai saluée, mais, apeurée, elle n’a pas répondu.
Je l’ai appelée ma fille parce qu’elle était vraiment comme ma fille. » Shaza « , ma fille avait son âge à cette époque là. Alors je lui ai dit » il m’a été demandé de raconter une histoire à votre fils. Que puis-je lui raconter ? ».
Elle a bégayé, intimidée et au final elle n’a pas donné de réponse claire.
Alors je me suis assis, j’ai dit au garçon:
«Il était une fois, un oiseau.»
Il a dit « qu’est-ce que c’est l’oiseau ? »
Je venais pour raconter une histoire à un enfant. Dans mon esprit, j’avais une image abstraite des enfants. Je veux dire par là que les histoires pour enfants sont liées aux oiseaux, aux souris, au soleil, aux rivières, à l’eau et aux papillons.
Je supposait que c’est ce genre de vocabulaire que je devais utiliser. Mais il m’a interrogé sur le sens du mot oiseau. Comment pouvais-je lui expliquer?
Je lui ai dit : « il volait entre les arbres. »
Il m’a demandé : « qu’est ce que l’arbre ? »
Je me suis senti mal, piégé et j’ai compris ce que le garde avait en tête quand il m’a dit « intellectuel ».
Je ne veux pas mentionner son nom, peut-être qu’il est encore dans les services de sécurité. Il me posait un défi en tant que personne instruite, éduquée : serais-je à même de raconter à cet enfant n’importe quelle histoire ?
Je ne savais pas quoi dire au garçon. J’ai décidé de chanter pour lui
Je lui ai chanté plusieurs berceuses, ce genre de chansons.
Puis j’ai frappé à la porte, les yeux pleins de larmes.
La mère était assise d’un côté et elle avait encore peur.
J’ai frappé à la porte et le garde est venu.
Je l’ai prié de me sortir, je ne pouvais plus supporter cela, j’étouffais.
il a demandé: « lui avez-vous raconté une histoire ? »
j’ai répondu: « que puis-je lui dire ? Il n’est jamais sorti de la cellule, n’est-ce pas ? «
Il m’a répondu : « non jamais ! »
Il ne savait pas ce qu’est un oiseau, une balle, le soleil, un arbre, de l’air. Il ne savait rien.
Je me suis renseigné auprès du garde au sujet de la mère.
Il a dit: « elle est otage, ils l’ont amenée ici à la place de son père qui s’est enfui à Amman. Et comme vous le voyez, elle a eu un bébé ici et est toujours là. »
Plus tard, un gars m’a contacté pour coopérer avec lui et faire un film sur cette histoire, que telle est la Syrie.
La vérité que c’était comme cela en Syrie. J’espère que cela va changer un jour même si c’est le chaos aujourd’hui, même si nous faisons face à des souffrances, que nous rencontrons des difficultés et des obstacles, même si il y a des phénomènes inacceptables. Tout cela est vrai, je ne peux pas le nier.
J’ai raconté cette histoire une fois lors d’une conférence sur les droits de l’homme à Genève. Il y avait environ 400 personnes dans l’auditoire. Et ils ont tous pleuré !
C’est une tragédie. Vous ne pouvez même pas imaginer le niveau de cruauté et d’injustice que doit affronter une jeune femme parce que ses parents ont fui en Jordanie pour des raisons politiques.
Les parents de la jeune femme appartiennent aux Frères Musulmans et ils ont fui en Jordanie. Ils ont arrêté la fille pour menacer son père et le forcer à se rendre.
(M. Kilo je voudrais vous remercier pour tout ce que vous portez comme messages, des messages de non-violence et et de liberté. J’apprécie vos efforts et je vous remercie de nous avoir offert une heure de notre de votre temps.)
Traduction de la transcription anglaise par F. Breton, corrections depuis l’arabe M. Hakim).
Illustration de Diala Brisly, artiste syrienne. Plus : http://www.ccr-parc-rousseau.fr/culture/residences/diala-brisly/
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