Titre : Les passeurs de livres de Daraya. – Une bibliothèque secrète en Syrie.
Auteur(s): Delphine Minoui
Editeur : Editions du seuil (Octobre 2017).
Une fois n’est pas coutume, il me paraît essentiel de préciser que cette recension est l’une des plus difficiles que j’ai eu à écrire dans cette entreprise qui est de livrer sur le papier les retours des lectures personnelles sur la « Question syrienne ». Publié en 2017, le livre de Delphine Minoui est l’un des premiers à livrer les témoignages de la vie quotidienne des civils syriens qui se sont révoltés contre le Régime d’Assad en 2011 et en ont payé le prix fort. C’est un livre émouvant où l’humain a une importance centrale. Et les émotions suscitées se trouvent décuplées par le souvenir de la lecture des messages réguliers postés par des habitants de Daraya ou relayés sur Twitter pour appeler à l’aide jusqu’en août 2016. Delphine Minoui a su trouver le ton et le juste équilibre pour rendre compte de la vie des habitants d’une ville victime d’un siège brutal tout en en racontant l’histoire singulière et émouvante de ces mêmes habitants qui firent de la lecture un moyen d’évasion autant que le réceptacle de leurs espoirs de lendemains plus lumineux. Sans avoir croisé Ahmad et ses amis, leur quotidien de souffrance était familier et découvrir l’existence de ce lieu secret a exacerbé ce sentiment de gâchis immense et douloureux que suscite jour après jour l’observation attentive de la situation en Syrie.
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Par Fred Breton
Le livre comprend 156 pages et une page de remerciements.
Un jour d’octobre 2015, la journaliste Delphine Minoui découvre un cliché qui tranche avec les images de mort et de sang en provenance de la Syrie : deux hommes devant une bibliothèque. De cette image, dont elle finit par retracer l’origine, naît un ouvrage à la fois lumineux et amer. C’est l’histoire d’Ahmad et de ses compagnons, de jeunes révolutionnaires syriens qui ont reconstruit à Daraya une bibliothèque en un lieu tenu secret. Un lieu qui constitue comme une bulle de sérénité et d’humanité au milieu du chaos. Une bulle hors du temps pour apaiser les âmes et les esprits des habitants de cette ville martyre.
« Une révolution c’est fait pour construire, pas pour détruire ». C’est par ces mots qu’Ahmad, premier contact de Delphine Minoui, résume avec justesse l’œuvre de création de la bibliothèque alors que la ville subit les bombardements du régime Assad. L’idée initiale part de la découverte de livres dans une maison détruite qu’avec des amis il entreprend de mettre à l’abri. Puis l’idée s’est concrétisée et épanouie jusqu’à rassembler progressivement tous les ouvrages découverts dans les décombres en un endroit sûr, à l’abri des regards et des bombes.
L’histoire de la bibliothèque de Daraya est d’abord une histoire humaine qui trouve sa source dans les années 1990. A cette époque, une bande de jeunes gens, les chebabs de Daraya inspirés par les écrits pacifistes de Jawdat Saïd, initie un mouvement citoyen non violent. Un mouvement qui va subir les foudres du régime Assad au début des années 2000. Les idées pacifistes des chebabs seront le terreau de la résistance civile dès mars 2011. Malgré le pacifisme affirmé des manifestants, la répression est impitoyable. Après le supplice de Ghiyath Mattar, icône du mouvement, le déchaînement de violence ira crescendo jusqu’à la reddition de la ville, en août 2016.
L’histoire de la bibliothèque de Daraya, c’est celle d’Abou el-Ezz, d’Omar Abou Anas dit Ibn Khaldoun, de Mohammad Shihadeh dit Ustez, de Shadi le photographe, de Hussam Ayash… de tous ceux qui ont, jusqu’au bout malgré la faim et l’oubli, tenté de construire une alternative pacifique aux idéologies nihilistes qui s’affrontent aujourd’hui en Syrie.
L’histoire de la bibliothèque de Daraya, c’est d’abord une histoire d’hommes où les femmes n’apparaissent qu’en filigrane, en toile de fond car jamais elles n’accèdent à la bibliothèque. Et si elles bénéficient des livres, c’est à travers leurs frères ou conjoints. Le propos de Delphine Minoui est pour ainsi dire éloquent : « Je ne connais rien d’elles. Je ne les vois pas. Mais je les entends. Je les devine. ». Pourtant, les femmes ont joué un rôle important dans l’élan de protestation civile post mars 2011 mais de cet élan, on ne notera que le nom de 26 d’entre-elles qui ont lancé un appel à l’aide à un monde jusque là aveugle et sourd.
L’histoire de la bibliothèque de Daraya, c’est celle d’une de ces villes martyres de Syrie. Un quotidien fait de bombes, de barils qui tombent et tuent au hasard, de faim, d’angoisses incessantes, de peur au ventre, de morts… Un quotidien de désillusions et d’abandons comme cette livraison de nourriture qui se solde par un massacre. Un quotidien que suit le livre jusqu’à l’abandon de la cité aujourd’hui vidée de ses habitants et rasée à 95 % selon Delphine Minoui.
L’histoire de la bibliothèque de Daraya, c’est surtout celle oubliée, pour ne pas dire négligée, des militantes pacifistes qui ont en vain tenté de construire un chemin vers la démocratie entre deux idéologies liberticides et mortifères : celles du clan Assad et celle des djihadistes. Alors que prospérait la mort, les jeunes bibliothécaires et tous qui venaient se réfugier en ce havre de paix, dévorent tous les livres qui leur tombent sous la main. Avec quelques succès d’estime notables de grands classiques arabes ou occidentaux et d’autres plus étonnants tel « Les sept habitudes des gens efficaces » de l’Américain Stephen Covey !
L’un des rêves de Delphine Minoui était que son ouvrage rejoigne les étagères où Ahmad, Ustez et leurs compagnons rangeaient soigneusement les livres marqués du nom de leur véritable propriétaire. Avec le secret espoir qu’ils les récupèrent une fois la paix venue.
Aucun de ces rêves ne verra le jour. Daraya est aujourd’hui une ville ruinée, détruite, vidée de ses corps et de son âme. Nombre des personnes du livre vivent aujourd’hui en exil, ailleurs en Syrie ou en Turquie pour certains d’entre eux où Delphine Minoui a pu les rencontrer après de longs échanges virtuels. Seuls subsistent les espoirs de renaissance du peuple Syrien que cultive Ahmad et qu’il a emporté avec lui à Idleb. Loin de Daraya, où Omar le combattant rebelle, le lecteur à qui la Révolution a ouvert la porte des livres a trouvé la mort. Loin de Daraya dont les images d’un lieu unique, éternel rêve de papier flottent à jamais sur la rétine d’Ahmad et de ses compagnons.
Fred Breton – Décembre 2020
Pour aller plus loin sur l’histoire de Daraya :
Le documentaire de Delphine Minoui et de Bruno Joucla, Daraya, la bibliothèque sous les bombes (64’, 2019) prolonge le livre
Histoire de Daraya 2001-2016, publiée sur le blog d’Ignace Leverrier, ancien diplomate : « une série [d’articles] née de la volonté d’un groupe de jeunes hommes et femmes originaires de Daraya, dans la banlieue damascène, et de Qamishli, au nord-est de la Syrie, de présenter au public français les raisons culturelles et sociétales qui les ont poussés à s’engager dans une révolution, animés par les principes de justice et de dignité. ».
Damas et ses banlieues rebelles. Claire A. Poinsignon 29 avril 2019.
Little Gandhi. Film de Sam Kadi consacré à Ghiyath Mattar
Remerciements :
Tous mes remerciements à Claire A. Poinsignon, journaliste retraitée, pour sa relecture critique et constructive sans laquelle un axe essentiel m’aurait échappé.