Titre : Les portes du néant.
Auteur(s): Samar Yazbek.
Editeur : Stock (2016).
Par trois fois, entre août 2012 et août 2013, l’écrivaine et journaliste syrienne Samar Yazbek a franchi la porte qui sépare la Turquie de la région d’Idleb, en Syrie. De ces séjours avec pour point centraux Saraqeb et Kafranbel, elle tire un récit qui est à la fois recueil précieux de témoignages consignés en direct et une introspection plus personnelle avec la douleur de l’exil en point de mire. Chaque franchissement la voit s’enfoncer toujours plus profondément dans l’horreur quotidienne vécue par les habitants de cette région du Nord assez vite libérée de la férule d’Assad. Un quotidien où l’effervescence des premiers jours de la Révolution a cédé la place à une logique de survie peuplée de bombes, de snipers, d’enlèvements et de quête de nourriture. Dans ce chaos mortel, ce néant sans espoir, quelques individus tentent de maintenir le feu des idéaux révolutionnaires, que ce soit par les armes ou les mots. Mais tous n’ont plus guère d’illusion sur l’issue fatale de leur impossible combat. Un combat qu’ils mènent seuls, abandonnés de tous face à Assad et alors que commence à émerger inexorablement la puissance insolente des groupes djihadistes.
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Par Fred Breton
Le livre comprend 126 pages, 1 glossaire ainsi qu’une note sur les alaouites et les sunnites.
Première porte, août 2012.
Août 2012, Samar Yazbek franchit en courant, le souffle court, la frontière Turco – Syrienne quelque part dans la région d’Idleb. Cette zone a été récemment libérée de la férule des Assad. La narratrice, qui se décrète elle-même comme le seul personnage fictif du récit, y est accueillie par 2 jeunes hommes, Maysara et Mohammed. Ils seront une présence constante et rassurante à chaque voyage. Tous deux sont passés de la Révolution pacifiste à la lutte armée. Avec eux, elle rejoint Saraqeb. Elle y est accueillie dans le foyer d’Abou Ibrahim et Noura. La ville est encore âprement disputée aux forces d’Assad. Un sniper y sème la mort de manière totalement arbitraire. Il cible froidement et délibérément femmes et enfants.
Venue pour aider les femmes à vivre de leur travail, Samar Yazbek découvre une réalité quotidienne faite de bombardements, de disparitions forcées, d’exécutions sommaires et de lutte inégale contre u ennemi mieux armé et équipé.
Saraqeb, Binnish, Jebel Al-Zawiya…chaque déplacement est un piège mortel et chaque rencontre, chaque témoignage enfonce un peu plus la voyageuse dans l’horreur. Sous ses yeux, une civilisation millénaire est peu à peu effacée par la mort qui tombe du ciel. Les déserteurs de l’armée d’Assad, dont elle consigne le récit, racontent le viol, érigé en système de répression, des femmes, des sœurs et des filles des dissidents.
En août 2012, on ne parle pas encore des barbus intégristes. Et si le conservatisme qui imprègne la société de cette région impose à Samar Yazbek le port du voile, il est surtout question, pour tous les combattants croisés lors de ses déplacements, de lutter contre le sectarisme instillé par le Régime Assad. Leur souhait est de trouver une voie vers la Liberté, un Etat laïc…vers un Etat pour tous les syriens.
Seconde porte, février 2013.
è mois plus tard, Samar Yazbek retrouve ses amis Maysara et Mohammed à Rihaniyé, à la frontière Turque. Cette fois-ci, un journaliste Libanais, Fida Itani, est du voyage. De nouveaux candidats à la traversée, croisés sur le trajet, apparaissent par ailleurs. Ce sont des étrangers, Yéménites, Saoudiens, Français… Ils augurent de la montée en puissance des groupes djihadistes dont l’étoile montante, à cette époque, est le Front Al-Nosra. Malgré le rejet assez massif initial des villageois, ses combattants se montrent de plus en plus à découvert.
En quelques 6 mois, nombre des jeunes combattants emprunts des idéaux originels de la Révolution sont morts. La famille de Maysara est à l’abri à Antioche et ne demeurent à Saraqeb qu’Abou Ibrahim, Noura et deux femmes âgées.
Encore plus que lors du premier voyage, chaque déplacement en ville, chaque maison racontent un drame humain insondable. Les villes telles que Saraqeb sont sur la voie d’une ruine inéluctable. Samar Yazbek, comme les habitants qui n’ont pas fuit, vit un quotidien de destructions et d’angoisses permanentes. Elle consigne les témoignages des survivants qui restent envers et contre tout.
Un jour, sous les bombes qui pleuvent, elle écoute le récit d’une famille du village d’Aminas réfugiée à Saraqeb. Ce récit raconte les « shabihas » qui tuent avec application en faisant porter la culpabilité à l’Armée Syrienne Libre. Il parle d’une fuite angoissante et ruineuse en plein ramadan, d’une famille terrorisée à qui l’asile est plusieurs fois refusé jusque Saraqeb où, enfin, Ayouche les accueille. Ce témoignage ce sont les fils, les frères qui disparaissent, les prometteuses études brutalement interrompues, les biens de plusieurs générations irrémédiablement perdus.
Au fil de ce séjour, l’on croise des journalistes citoyens du Bureau des médias de Saraqeb ou des officiers de l’ASL comme Abou Wahid. Ce dernier est originaire de Taqla et commande la Brigade des martyres de la Liberté. Il a la conviction chevillée au corps et à l’âme que « la lutte contre Assad et une lutte pour notre Pays ». Il a investi toute sa fortune dans ce combat et ne vit plus qu’avec l’espoir que cela finisse un jour. Que les Syriens puisse « vivre comme des êtres humains. ».
A Maarat Al-Numan, Samar Yazbek est le témoin d’une autre éradication : celle de l’histoire pluriséculaire de la Syrie. Les monuments, les lieux, les livres… Ces témoins de toutes époques et origines d’un passé riche et diversifié sont détruits autant par les factions islamistes, par idéologie mortifère, que par l’armée de Bachar Al-Assad, par violence répressive aveugle.
Les bombardements sont omniprésents et, souvent, les parents ne retirent des décombres que quelques objets ayant appartenu à leurs enfants dont les corps sont à jamais scellés dans les gravats de leurs maisons détruites.
Au milieu de ce chaos, les habitants sont livrés à eux-mêmes et à l’arbitraire de milices qui ne sont plus guère que des groupes de brigands vivant de rapines et d’extorsions. Les brigades islamistes et djihadistes tolèrent de moins en moins les présence des femmes libres. Pour la habitantes, et encore plus pour la voyageuse qui est également un témoin très engagé, le danger est partout.
Sur son chemin, elle rencontre des hommes et des femmes ordinaires, tels Noura et Abou Ibrahim qui sont investis à corps perdus dans la Révolution. Elle rencontre également certains de celles et ceux qui en sont devenus des icônes : Raed Fares, Razanne, Hammoud, Khaled Al-Issa. Abou Al-Majd est l’un de ceux-là. Ce colonel déserteur de l’armée d’Assad a contribué avec les brigades de l’ASL à libérer villes et villages du joug du Régime. L’ASL s’est imposée bien avant que ne surviennent les djihadistes. Abou Al-Majd est un homme qui croit encore à l’unité de la Syrie dans toute sa diversité. Il se sait pour autant avec une lucidité amère, seul et abandonné dans une lutte sans espoir.
Troisième porte, juillet – août 2013.
De nouveau sur la route pour franchir la troisième, et dernière, porte, Samar Yazbek retrouve encore Maysara et surtout ses deux filles, Rouha et Aala, pour lesquelles elle éprouve une affection sincère et partagée. Désormais, les fillettes vivent de l’autre côté de la frontière, à Rihaniyé…loin de Saraqeb dont le souvenir voile les yeux de leur mère, Manal.
Avec ceux qui font désormais partie de sa famille, elle passe par le camps d’Atma, où sont réfugiés des habitants en provenance de Hama puis par celui de Qah. La frontière Turco – Syrienne voit pousser ces camps de réfugiés, tristes villes de toiles où règne la misère. Une misère qui tranche avec le luxe ostensible des véhicules militaires flambants neuf d’un nouvel acteur : l’État Islamique (Daesh).
A Saraqeb, qui s’enfonce encore et toujours plus dans la ruine sous l’effet conjugué des bombardements et des lâchés de bombes – barils, Samar Yazbek retrouve les femmes qui l’appuient dans ses projets d’émancipation économique. Elle découvre que les groupes islamistes, tels Ahrar Al-Sham, ont perforé le tissus social et irriguent désormais la société avec leurs œuvres de bienfaisance tout en imposant la Choura, le tribunal de la Charia comme seule autorité judiciaire.
Le 20 juillet 2013, en plein ramadan, une bombe à fragmentation percute la maison qui jouxte le Centre des médias de Saraqeb. Samar Yazbek y réside en compagnie de journalistes citoyens syriens et de reporters étrangers. Ce jour-là, l’enfer se déchaîne et ce sont 7 barils, ces munitions diaboliques frappent et tuent au hasard, qui s’abattent sur les habitants de la ville martyr. Samar Yazbek et ses hôtes se voient obligés de fuir temporairement Saraqeb.
A leur retour, le Centre des médias devient ce lieu privilégié où se croisent miliciens, soldats, journalistes citoyens et professionnels, dont quelques étrangers ainsi que des activistes porteurs d’initiatives civiles. Malheureusement la pression des groupes djihadistes en fait un lieu également de moins en moins sûr. Ce qui se confirme par l’enlèvement du journaliste Martin Sôde. Samar Yazbek doit alors partir pour Kafranbel. Elle y retrouve ses amis Razanne, Raed, Khaled et Hammoud.
Kafranbel est l’une des cités les plus créatives et actives de la toute jeune, et déjà moribonde, Révolution syrienne. Razanne y a monté le Bus Karama, une école mobile pour éduquer les enfants déplacés et qui louvoie entre les bombes pour offrir aux enfants déscolarisés un autre horizon là où ne règnent que mort et chaos.
Au fil des rencontres, Houssam, un déserteur, lui narre comment il a été conduit, en tant que soldat, à mener une expédition organisée par les services de sécurité syriens en vue de faire exploser une voiture piégée en plein Damas, à Qaboun.
Raed Fares, lui, se livre à Samar Yazbek lors de ce dernier séjour. Doté d’un charisme naturel, il fut l’un des 1ers manifestants de Kafranbel en février 2011. Il raconte alors la formation des 1ers comités locaux, l’évolution d’une Révolution pacifique en révolte armée, répondant par là aux exactions du Régime. Kafranbel fonde son bataillon qui deviendra ensuite une brigade. Malgré la très nette supériorité matérielle et technologique de leurs adversaires, ces hommes qui bricolent ou quémandent leurs armes, libèrent la ville dès la mi – 2012.
Là, les femmes s’investissent pour une société plus libre, plus digne, telle Oum Khaled qui dirige le Centre des femmes. C’est alors un moment où nombre y croient encore malgré l’exode, la famine, les bombes et les barbus qui apparaissent et prennent en tenaille les zones libérées.
Lors d’un déplacement dans un des villages de la ligne de front, détruit et intégralement vidé de ses habitants, la discussion s’engage avec un groupe de shebabs qui témoignent et évoquent une guerre de religion opposant chiites et sunnites. C’est en mêlant l’Iran et le Hezbollah et en jouant sur les tensions confessionnelles qu’Assad a fait évoluer des revendications unitaires en conflit inter-religieux.
Plus tard, poursuivant sont récit, Raed Fares évoque l’arrivée des islamistes vers février 2013. Initialement, ils ne sont pas forcément mal perçus mais sont vites rejetés par une population qui se refuse à entendre parler de Califat et de tribunal de la charia.
Mais le même rejet de la population s’exprime également envers une Révolution qui n’a pas réussi à vaincre Assad. A ces échecs, s’ajoute la très efficace propagande du Régime qui mène son œuvre de décrédibilisation. Pour autant, de l’extérieur du pays comme à l’intérieur, certains comme Raed tentent de poursuivre le rêve et se refusent à perdre espoir.
Samar Yazbek poursuit son inlassable travail d’information et de recueil impliqué. Accompagné d’Abou Tareq, connu comme un commandant indéfectiblement attaché aux idéaux révolutionnaires, elle rencontre un émir d’Ahrar Al-Cham. Ce n’est que parce qu’il a confiance en Abou Tareq que l’homme accepte de lui parler mais il ne la regardera jamais en face. Il est l’un des fondateurs de cette puissante milice islamiste composée à 99 % de Syriens et veut imposer un état religieux sunnite. Dans cette Syrie souhaitée par Ahrar, les Alaouites, tout juste bons à être exterminés, n’ont plus leur place pas plus que les Druzes ou les Chrétiens.
Après Ahrar, c’est avec un émir du Front Al-Nosra qu’elle a un rendez-vous toujours avec l’appui d’Abou Tareq. Abou Hassan est un syrien qui a combattu contre l’armée d’Assad dans le Jebel Al-Zawiya, aux 1ères heures du soulèvement. Comme l’émir d’Ahrar, il estime qu’il s’agit désormais d’une lutte sunnites contre alaouites et pour installer un Califat. Toutefois, il se dit modéré, et donc une espèce en voie de disparition dans un avenir très proche.
Avant de quitter le pays pour ne plus y revenir, Samar Yazbek recueille un dernier témoignage qui achève de la plonger dans la consternation. L’homme est un ami de Maysara, surnommé Hajji. Il vient de Lattaquié et dirige Ahrar Latakia, une brigade qui combat dans le fief de la famille Assad. Hajji n’a plus guère d’illusions sur l’enlisement dans lequel le conflit s’est englué « le chemin est long. Cette guerre ne s’arrêtera pas avant 20 ans ». Pour lui, la guerre est religieuse et fait l’affaire des grandes puissances : « les pays étrangers désirent voir les Syriens s’entre-tuer. » lâchera-t-il.
Exil
Ce n’est qu’un an plus tard, depuis Paris, que Samar Yazbek évacue la paralysie qui l’étreint depuis sont retour et se penche sur l’écriture de ses expériences. Une écriture qui, selon ses propres dires, se chevauche avec la mort.
En septembre 2014, et tant et plus encore aujourd’hui, « la communauté internationale poursuit sa vie alors même que la vie s’éteint devant ses yeux. » Depuis 10 ans maintenant, la Syrie et ses habitants ne cessent de mourir et « leurs souffrances sont la preuve bouleversante de la faillite morale de l’humanité. ». L’épopée révolutionnaire aura marqué la narratrice à jamais et, comme des milliers de ses compatriotes, elle reste seule face à son exil, à une place qu’elle ne sait être la sienne.
Fred Breton – Février 2021
Complément annexe : En hommage à toutes ces personnes, dont on ne sait qui est vivant ou mort aujourd’hui, et parce que son livre est une pièce de l’indispensable devoir de mémoire, voici les noms des personnes rencontrées par Samar Yazbek lors de ses 3 franchissements.
Maysara et Mohammed, combattants rebelles et accompagnateurs constants et fidèles, amis de Samar Yazbik.
Abou Ibrahim, le frêre de Maysara, et sa femme Noura.
Manal, la femme de Maysara et leurs adorables filles, Rouha et Alaa.
Ayouche, sœur d’Abou Ibrahim.
Manhal, militant de Saraqeb.
Diana et Shaïma, victimes mineures.
Abdallah, combattant.
La sœur de Mohammed Haaf, héros de Saraqeb.
Abdul Razak, émir du clan Ammar Al-Muwali.
Fida Itani, journaliste Libanais.
Abou Wahid, commandant de l’ASL.
Oum Moustapha, de Kafruma.
Salaheddine, commandant des Brigades des martyres de Maarat.
Amjad Husseïn, militant.
Razanne, Raed Fares, Hammoud, Khaled Al-Issa, militants de Kafranbel.
Ahmad Jallal, peintre.
Abou Al-Majd, commandant de Fursan Al-Haqq.
Abdallah, un combattant blessé.
Maad, combattant.
Mostafa, avocat militant.
Abdallah et son frère Ali, de Saraqeb.
Mountaha, militante du droit des femmes et Diaa, sa sœur, de Saraqeb.
Martin Söde, journaliste Polonais, enlevé par les djihadistes.
Souhaib, neveu de Maysara.
Ahmed, combattant.
Abou Nasser, combattant de Hassan bin Tahbit.
Ayham, professeur de mathématiques.
Fadia.
Abou Akram, un des leaders d’Al-Nosra (aujourd’hui Hayat Tahrir Al-Cham).
Oussama, ingénieur.
Abou Mahmoud, activiste.
Hassan, Youssef, Izzat, Firas, bénévoles du bus Karama de Razanne.
Oum Khaled, du Centre des femmes de Kafranbel.
Abou Khaled, combattant, et sa femme, Oum Fadi.
Fadi, combattant à Hich.
Sami, Anas.
Abou Ahmad, émir de Ahrar Al-Cham.
Abu Hassan, émir de Al-Nosra.
Hajji, commandant de Ahrar Latakia.
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