10 ans après les 1ers soulèvements pacifiques en Syrie, la situation du pays est aujourd’hui à ce point désastreuse que les mots peinent à en décrire la réalité. Selon le HCR, le pays comptait en 2018 5,6 millions de réfugiés, 6,1 millions de déplacés internes et 13,1 millions de personnes en urgence humanitaire. Le nombre de morts civiles est au moins de 226 247 entre mars 2011 et septembre 2020 selon le Syrian Network for Human Rights. A l’heure actuelle, la situation stagne avec une large partie du pays dominée par le Régime Assad et ses alliés, Russes et Iraniens, et des territoires qui lui échappent encore plus ou moins contrôlés par les Forces Démocratiques Syriennes (une alliance dominée par les Kurdes du PKK-PYD), la Turquie ou une opposition partagée entre reliquats de l’Armée Syrienne Libre et le groupe Hayat Tahrir al-Sham.
Dans ce pays, les civils sont livrés à la vindicte du Régime Assad qui n’a de cesse de refermer la chape plomb autoritaire sur un pays qu’il considère comme sa propriété, aux bandes armées qui vivent de pillages et rançons et aux exactions des idéologies nihilistes liberticides de tous bords. Le désintérêt général pour l’information sur le pays laisse le champs libre à une propagande active qui vise à normaliser Assad sur la scène internationale. C’est pourquoi, il est indispensable de témoigner, de laisser une place aux syriens et syriennes pour raconter leurs histoires.
Ce que nous faisons ici, avec l’histoire de Roua*, une jeune femme de 25 ans aujourd’hui. Comme nombre de ces histoires, elle a été recueillie par une personne qui ne vit pas en Syrie mais en Europe et a pris contact avec elle via les réseaux sociaux. La confiance venant avec le temps, Roua s’est livrée et voici aujourd’hui ce qu’elle a souhaité raconter.
Roua, portrait d’une Vaillante**
La vie sous Bachar :
Alors que la Révolution se transformait en une guerre globalisée, Roua devenait adulte. En tant que Syrienne, c’est entre les morts et le chaos qu’elle s’est construite, lorsque que beaucoup de ses amis et une partie de sa famille ont trouvé refuge en Europe. Roua est aujourd’hui emprisonnée dans la plus grande geôle à ciel ouvert du monde, la Syrie. Ses gardiens, les Moukhabarat et les Shabiha d’Assad ont muselé les zones contrôlées par le régime, encore plus qu’avant 2011. Ses Droits à la dignité (Karama) sont reniés par l’ordre du clan Assad, cette même dignité que les Syriens avaient réclamée en masse en 2011. Ce qui est une évidence en Europe ne l’est pas en Syrie, où le conservatisme et la dictature entravent les libertés les plus fondamentales. Roua a pu être amoureuse, mais n’avait pas la possibilité de l’exprimer en dehors de son cercle le plus intime. Elle peut critiquer le régime, mais seulement sur la messagerie cryptée que nous utilisons pour communiquer. Roua n’a pas le droit de voyager sans accumuler une pile de papiers dont certains prennent des années à obtenir auprès des autorités corrompues du gouvernement. Roua peut étudier et travailler, mais à condition d’accepter de ne pas être rémunérée, ainsi que de subir l’attitude sexiste de certains collègues sans pouvoir s’en plaindre. Evidemment, elle a le droit de voter, mais uniquement pour les candidats que le Nizâm (système) aura désignés.
Pourtant, malgré tous les obstacles que le régime Assad dresse devant la quête de dignité de Roua comme tant d’autres Syriens, elle demeure libre d’esprit. Cette jeune femme de 25 ans a de quoi impressionner par sa vivacité et ses rêves. Par ce portrait, ma seule prétention est de proposer un témoignage personnel qui préserve l’histoire de Roua.
Roua est née dans les environs de Salamyeh, un village situé entre Homs et Hama connu pour abriter notamment la petite communauté Ismaélienne en Syrie. Elle n’a jamais vraiment quitté cet endroit, sauf pour faire ses études d’architecture dans la ville martyre de Homs, la capitale de la Révolution (thawra). Comme la plupart des jeunes Syriens qui n’ont pas (encore) fui leur pays, Roua ne rêve que de partir. Son frère, installé en Suède, essaye de l’aider tant qu’il peut pour obtenir les papiers nécessaires. La désastreuse situation économique du pays n’incite pas les jeunes talents à rester en Syrie. La stratégie de la terre brûlée des services de sécurité d’Assad est largement responsable de cette destruction systématique du pays. (Assad ou on brûle le pays étant le slogan le plus répandu par les moukhabarat). Même si les combats ont cessé dans la région de Homs, les conditions de vie ne se sont pas améliorées. L’électricité, comme partout en Syrie, ne fonctionne que quelques heures par jour, les services publics sont presque inexistants et c’est avant tout la débrouille et la solidarité entre les habitants qui permet de maintenir un semblant de société. « Ces problèmes sociaux et humanitaires résultent directement de la guerre, j’aimerais que les médias en parlent plus (…) Ici on manque des choses les plus simples. ». Elle passe le plus clair de son temps libre en compagnie des jeunes de son âge, au sein d’un groupe où les garçons disparaissent peu à peu en raison du service militaire obligatoire qui les force à l’exil, et contraint la majorité d’entre eux à revêtir l’uniforme. Elle m’a une fois confiée avoir rencontré un jeune qui est parti en Libye, sans qu’il ne sache pourquoi (ni pour qui) il s’est battu. Dans la Syrie de Bachar, les individus n’ont pas de rêves à entretenir ou un avenir à se forger. Le régime se contente de leur assigner une fonction dont ils n’ont pas à saisir le sens. Ces jeunes Hommes partis en Libye alors que tout est à reconstruire chez eux en sont un exemple parmi d’autres.
Entre amertume et espoir.
C’est cette prison que Roua veut fuir, malgré son profond attachement sentimental à sa terre natale. Elle est fière de son pays et de ce qu’il représente pour elle, et voudrait le faire connaitre au monde sous un autre angle que celui de la guerre. Elle aurait aimé être journaliste plutôt qu’architecte. «Ça correspond plus à ma personnalité. J’aime poser des questions et discuter avec les gens, mais j’ai envie aussi de les représenter ». Si Roua souhaite approcher ce métier c’est parce qu’elle a des idées, même si elle considère que « la politique est la raison du diable » selon ses mots. Elle a tenu à me partager sa vision de la guerre, comment elle a vécu la trahison occidentale, et ce qu’elle pense de sa génération.
Elle a participé à des protestations étudiantes contre le régime quand la Révolution était encore pacifique. Elle raconte d’ailleurs que les étudiants qui supportaient « Al Nizâm » et ceux qui le contestaient se taquinaient plus qu’ils ne se détestaient. Au début des événements, Roua semblait plus prendre cela comme un jeu que comme une guerre totale du régime contre les Syriens. Elle tient en admiration le « gardien de la Révolution », Abdel Basset Sarout, ancien joueur de foot qui a pris les armes contre Bachar après avoir chanté la révolution à Homs et Idlib. Comme beaucoup des membres de l’opposition armée après 2014-2015, Sarout avait fini par rejoindre un groupe lié à l’Armée Syrienne Libre à priori non islamiste, notamment après le refus de la communauté internationale de protéger les civils syriens. Sa plus grande déception reste cette passivité de la communauté internationale devant les massacres du régime, et notamment sa reprise sanglante d’Alep. «Le monde ne faisait que regarder et a préféré nous ignorer ».
Jusqu’en 2016 et la bataille d’Alep, Roua avait l’espoir de voir le régime se faire renverser, même si le refus franco-américain de 2013 et l’intervention russe en octobre 2015 avaient déjà scellé le sort des rebelles. « J’ai vraiment été triste de voir comment on nous a laissé tomber ». Elle exprime aussi une certaine rancœur envers les Kurdes du PYD qui ont obtenu un soutien crucial des forces de la coalition « Je ne pense pas qu’ils soient intéressés par le bien de la Syrie. Ils pensent à eux, mais pas au pays ».
Roua est athée et n’aime pas parler de la foi. « Ce qu’al Nizâm a voulu faire, c’est que notre identité et nos opinions soient définies par notre religion ». D’ailleurs, cette confessionnalisation de la répression de Thawra opérée par le régime a eu pour principal effet le retour d’un conservatisme sociétal où le régime peut se présenter en garant des traditions islamiques. Elle regrette également la médiatisation du conflit qui s’est largement concentrée sur l’Etat Islamique : «Ici, on a des cerveaux qui fonctionnent encore. Une grande partie de la jeunesse mériterait d’être plus évoquée, qui est beaucoup plus représentante de la Syrie que ceux qui ont rejoint l’EI (…) Pourquoi est-ce que tous les documentaires se sont focalisés sur Daech et les choses négatives ? ». Cependant, Roua rappelle que la Révolution n’a pas eu que des conséquences négatives pour elle et certains jeunes. « Quelque part, j’ai eu de la chance de voir mon dictateur perdre le pouvoir que lui et son père ont concentré depuis 40 ans. Je pense que ça m’a fait grandir et que j’ai connu des moments inoubliables qui me serviront pour le futur. »
Roua ne prétend pas que son message soit partagé par la majorité des Syriens, et n’entretient pas d’alternative solide au pouvoir de Damas en Syrie qui respectera plus ses Droits. Elle refuse de devoir choisir entre les barbus et les Shabiha, qui ne sont selon elle que les deux faces d’une même pièce, car l’islamisation de l’opposition est le piège qu’a tendu Assad et le régime, dans lequel Al Sarout et d’autres sont tombés, malgré le réel soutien populaire dont ses jeunes révolutionnaires bénéficiaient.
L’autre alternative se trouve en Europe, dans les camps de réfugiés, ou a été emprisonné et massacré. Entre fuir Salamyeh pour acquérir sa Dignité mais être impuissante à changer son pays, ou rester et demeurer passive, le choix du départ ne peut paraitre que comme une évidence pour Roua.
* Le prénom de Roua a été changé pour des raisons de sécurité
**Un témoignage original recueilli et publié par « Le Perroquet » sur son blog, le 27 février 2021. Reproduit ici avec son aimable autorisation.